VERENA MENZEL, membre de la rédaction
Cyber-littérature : entre romans en ligne et micro-fiction
VERENA MENZEL, membre de la rédaction
I l y bien longtemps que les médias, qu’il s’agisse de la presse imprimée, de la radio, de la télévision ou encore d’Internet, ne sont plus simplement des supports de contenus ou des transmetteurs d’informations. Du fait de leur format et de leurs contraintes propres, ils influencent les contenus et l’information dès le début du processus de création. C’est particulièrement vrai pour l’Internet, le média de communication nouveau et dominant du XXIesiècle. C’est un exemple passionnant, et on peut observer de façon particulièrement claire, spécialement en ce moment en Chine, quelles modifications subissent les formats traditionnels des contenus suite au développement du Web. On a vu ici, ces dernières années, Internet bouleverser de fond en comble le secteur traditionnel de la littérature tel que nous le connaissions dans bien des pays industrialisés occidentaux. Depuis le début du siècle, un nouveau genre littéraire triomphe spectaculairement en Chine : la littérature en ligne ou cyber-littérature.
Le premier portail de littérature en ligne : rongshuxia.com.
Il ne s’agit pas ici des textes littéraires créés de façon classique puis simplement transmis et publiés sur Internet sous forme numérique. La littérature en ligne, ce sont des œuvres qui ont été créées pour et par le média Internet, et qui n’y sont pas seulement apparues, mais qui ont été formatées dès le début de leur création selon les critères de leur média-cible. Rapidité, caractère éphémère, facilité d’accès, liberté du virtuel par rapport aux contraintes des matières, et bien sûr interactivité toute particulière d’Internet sont quelques-uns de ces facteurs déterminants. Le résultat, ce sont des formes littéraires tout à fait nouvelles, qui vont de la poésie numérique aux blogs littéraires, en passant par ce que l’on appelle la « micro-fiction » ou encore par l’écriture collaborative. La plupart du temps, ces œuvres sont fortement influencées par une interaction directe entre auteurs et lecteurs, à un degré qui n’a jamais été possible avec le livre classique.
Selon une étude publiée par le portail web Sootoo.com, 350 millions de Chinois consommaient de façon régulière, au cours du 1ertrimestre 2015, de la littérature en ligne. Trois ans auparavant, en 2012, ils étaient déjà 233 millions. Les personnes interrogées au cours de cette étude ont en outre affirmé à 85 % lire du numérique plutôt que sur papier. La durée moyenne de lecture de livres ou d’articles relativement longs sur des appareils mobiles des personnes interrogées se monte à 84,6 minutes par jour. Ce qui place chez les Chinois la durée de la lecture loin devant d’autres passe-temps mobiles comme écouter de la musique (autour de 72,6 minutes par jour), surfer sur les réseaux sociaux (66,1 minutes), jouer en ligne (54,6 minutes) ou visionner des vidéos en streaming (45,8 minutes).
Le volume du marché de la littérature en ligne est passé de 2,7 milliards de yuans en 2012 à 7 milliards de yuans en 2015, soit en euros, de 364 millions à 943 millions. Ceci fait de la littérature Internet un secteur prometteur de l’économie culturelle. Pas étonnant que les géants de l’Internet chinois comme Alibaba ou Tencent se soient mis à investir généreusement dans ce segment du marché ces dernières années. Sur leurs plateformes de lecture, il y a belle lurette qu’ils présentent de nombreux nouveaux auteurs du Web avec lesquels ils ont passé des contrats d’exclusivité. Tencent, propriétaire entre autre de la messagerie QQ et de l’application de nouvelles la plus populaire de Chine, WeChat, a uni ses forces au début de l’année dernière avec l’éditeur en ligne Cloudary qui appartient au groupe Shanda. Depuis ses débuts en 2008, Cloudary était l’opérateur de cinq portails populaires de web-littérature, qui présentaient au total un catalogue de 6 millions de titres et de 1,6 million d’auteurs, en grande majorité des œuvres nées de la littérature Internet chinoise. Cette fusion souligne avec force le niveau de priorité que les géants de l’IT chinois accordent à ce nouveau secteur de l’e-économie.
Pourquoi la littérature en ligne estelle si populaire justement en Chine, alors qu’elle reste un marché de niche dans la plupart des pays occidentaux ? Quels ingrédients secrets font prendre la sauce de cette nouvelle forme littéraire, auprès des lecteurs et des décideurs qui, les uns comme les autres, en raffolent ?
Pour trouver des réponses à cette question, il peut être judicieux de passer en revue l’évolution du business de la littérature dans la République populaire depuis le début de la réforme et de l’ouverture. Depuis longtemps, les magazines littéraires jouaient un rôle central sur le marché de la lecture. C’était ce média qui était le prescripteur des œuvres mainstream et leur autorité auprès des lecteurs en faisait aussi une rampe de lancement recherchée pour les auteurs débutants en mal de notoriété. Après le début de la réforme et de l’ouverture, avec l’avènement de l’économie de marché qui a multiplié les niches, ces magazines ont vu leur influence se réduire dans le monde littéraire.
Et c’est finalement l’Internet qui commençait à se développer vers la fin des années 1990 qui est venu les remplacer dans ce rôle de prescripteur. Du fait de sa large accessibilité et grâce aux nouvelles formes d’expression qu’il a rendues possibles, il est devenu un terrain de jeu nouveau pour de jeunes auteurs inconnus et toute une série d’écrivains du dimanche. Le premier portail de littérature en ligne s’est constitué en 1997 sur le site de rongshuxia.com, qui peut se traduire par « sous le figuier. » Grâce à ce site, les utilisateurs pouvaient publier en ligne ou lire gratuitement les publications d’autres personnes. « Sous le figuier » a ainsi donné la parole à toute une série de jeunes talents littéraires, dont certains se sont fait un nom comme Han Han, Ning Caishen, Jin Hezai ou Murong Xuecun.
Han Han.
Depuis, l’âge d’or du secteur est passé. La phase de mise en place et de liberté d’expérimenter a fait place à une commercialisation renforcée et à la fondation de maisons d’édition virtuelles. Mais l’enthousiasme des lecteurs ne s’est pas démenti malgré cette évolution. Les œuvres en ligne vivent grâce à un lectorat généralement jeune, d’après les statistiques de Soogoo.com, il est composé à 85 % de moins de 40 ans, et urbain, particulièrement dans les métropoles comme Beijing et Shanghai. C’est aussi de cette nouvelle classe moyenne née pendant et depuis les années 1970 qu’émane la plupart des auteurs d’œuvres en ligne.
Ce qui attire de nombreux fans de ce genre littéraire vers la littérature Internet, c’est le charme de la nouveauté : ces nouvelles formes font un usage intensif de l’interactivité du nouveau média. Auteurs et lecteurs se rencontrent en direct, non pas seulement par les commentaires que laissent les internautes en dessous des publications, mais aussi lors du processus créatif lui-même. C’est ainsi que sont nées des méthodes d’écriture, dont certaines sont entièrement nouvelles, commepar exemple l’écriture collaborative, ce phénomène au cours duquel des ouvrages sont écrits en parallèle par un grand nombre d’auteurs voire terminés par les internautes eux-mêmes.
Une autre façon de jouer à la littérature sur Internet en Chine, c’est ce qu’on appelle les « micro-histoires », qui bénéficient ces derniers temps d’une grande popularité. Pour contrer l’étendue apparemment infinie du média, les auteurs se plient à des limites de longueur plus ou moins strictes, un peu comme celle qui s’applique aux messages sur Twitter. Ces histoires courtes doivent développer leur intrigue dans un texte qui comprend au maximum 140 caractères chinois, c’est à dire en quelques phrases courtes. Certains auteurs comme Chen Peng, qui a connu un grand succès dans ce domaine en 2010 avec sa micro-série intitulée Life of eilikochen, ont ainsi pu capter l’attention du public des internautes avec leurs petites scènes de la vie quotidienne, qui ont parfois été au fil du temps recompilées en œuvres plus longues.
La forme la plus courante de la littérature Internet chinoise reste pourtant celle des récits de format classique, comme les romans ou les nouvelles plus ou moins longues. Les thèmes les plus courus en Chine sont en particulier les romans policiers, les histoires fantastiques et de science fiction, les drames mettant en scène la cour de l’empereur, les histoires d’employés de bureau ou d’étudiants, les voyages dans le temps, les histoires de pilleurs de tombes ou plus généralement les romans historiques. Ces histoires sont souvent publiées chapitre par chapitre ou sous la forme de séries, reflétant bien dans leur format la principale particularité de la lecture en ligne, qui se caractérise habituellement par des périodes d’attention courtes. Au final, cette forme d’écriture constitue aussi un point d’ancrage idéal pour la promotion des contenus sous une autre forme sur d’autres supports. C’est là que réside finalement la recette du succès du segment et ce qui explique que les histoires en ligne soient aussi populaires et connaissent un tel succès commercial, particulièrement en Chine.
Celui qui parvient à se faire connaître sur le Net a de fortes chances de pouvoir trouver son chemin vers le marché du livre classique. Le scénario à succès typique passe par la republication en livre papier de contenus présentés sur la Toile, en attendant leur mise à l’écran, que ce soit en long métrage ou en série télévisée, ou encore sous la forme de mangas, de bandes dessinées ou de jeux vidéo. Ces dernières années, toute une chaîne de produits dérivés a ainsi mûri autour de la littérature en ligne, avec un cycle toujours plus court depuis la célébrité en ligne jusqu’au repackaging des œuvres.
En Europe, aux États-Unis ou des pays asiatiques comme le Japon ou la Corée du Sud, ces mécanismes de production de la culture populaire centrés sur l’un ou l’autre média étaient déjà relativement développés avant l’émergence d’Internet, et des romans de genre à succès y étaient couramment transformés en bandes dessinées, en mangas ou en de lucratifs longs métrages télévisés. En Chine au contraire, ces mécanismes de marché sont apparus plus tardivement. Alors que dans les pays industrialisés, les structures de promotion sont restées en gros les mêmes après l’émergence d’Internet, même si elles ont connu une certaine adaptation, elles sont apparues en Chine, encore peu développées et donc malléables, simultanément avec le développement foudroyant de la Toile.
Life of eilikochen.
Et ce succès d’Internet a ouvert soudainement un nouvel espace que les jeunes écrivains amateurs ou professionnels ont employé à plein temps. C’est ainsi que la nouvelle génération de sites d’écriture chinois est parvenue à récupérer de nombreuses ressources qui existaient dans le milieu littéraire classique, alors que dans les pays industrialisés, celles-ci sont restées fermement ancrées aux mains des grandes maisons d’édition papier. Ces dernières années, les nouveaux arrivés en Chine ont pu non seulement se constituer rapidement d’immenses communautés de fans, mais encore recevoir très tôt des ressources monétaires en provenance de secteurs en plein essor, qu’il s’agisse du dessin animé, de la bande dessinée ou du secteur du jeu vidéo. Les lecteurs de littérature Internet chinoise sont à une assez forte majorité des hommes, ainsi qu’il ressort des statistiques du leader du secteur, Sootoo.com (76 %). D’autre part, nombreux parmi les utilisateurs sont parallèlement des joueurs en ligne porteurs d’une sous-culture venue des jeux informatiques et des séries anglo-saxonnes, japonaises ou coréennes. Une particularité que ne manquent pas d’exploiter les plateformes et les auteurs dans leur stratégie de vente de produits dérivés en ligne.
Quelques-uns des auteurs en ligne qui connaissent le plus de succès en Chine perçoivent désormais sur leurs œuvres des millions de yuans en droits d’auteur. L’auteur le plus vendu sur Internet en 2015, Tanjia Sanshao, a ainsi déclaré un revenu de 110 millions de yuans, soit environ 14,8 millions d’euros. Les cinq auteurs suivants au palmarès ont gagné plus de 50 millions de yuans chacun et plus de 160 autres ont atteint le million de yuans annuel (soit 134 000 euros), ainsi que l’expliquait récemment Wu Shulin, président du directoire de l’Association chinoise de la publication lors de la conférence internationale « Story Drive » de cette année à la Foire du livre de Francfort, à Beijing.
Pourtant, malgré tout, ces histoires à succès demeurent l’exception. « Aujourd’hui en Chine, des millions d’auteurs sont présents sur la Toile », explique M. Wu. Seule une petite minorité parvient à la célébrité. L’une des raisons en est la caractéristique principale de l’Internet, quiest une facilité d’accès à tous les auteurs, une façon rapide et non bureaucratique de publier, un lectorat potentiel infini et son indépendance vis-à-vis des médias papier classiques. Tout cela fait que l’Internet se remplit de nouveaux auteurs.
« On trouve toujours de grosses différences de qualité dans les œuvres proposées », affirme par ailleurs M. Wu. Les critiques pointent le haut niveau de commercialisation du secteur, dans lequel on trouve de nombreux ouvrages qui visent, sous couvert de littérature, à faire la promotion « en douce » de certains produits. D’autre part, il manque à ce secteur un système mûr de critique littéraire, tout y est décidé par les goûts du public le plus large. « Certains contenus font l’apologie de la violence ou présentent d’autres caractéristiques douteuses », dit M. Wu. Et il reste beaucoup à faire dans le domaine de la protection du droit d’auteur. Jürgen Boos, président de la Foire du livre de Francfort, expliquait en marge de la manifestation « Story Drive 2016 » que les fonctions des maisons d’édition comprennent aussi une garantie de qualité, ce qui les rend indispensables également sur le marché chinois.
Ce qui est indiscutable, c’est qu’on voit en Chine, du fait de l’adaptation toujours plus fréquente des œuvres en longs métrages, en séries ou en réédition sur papier, la littérature en ligne sortir de son statut des débuts, à la fin des années 1990, où il s’agissait d’un simple produit de niche, pour devenir un secteur culturel à part entière, très prometteur pour l’avenir, dans la mesure où il parvient déjà à prendre des lecteurs au secteur de l’édition classique. Quelle sera l’évolution de la qualité littéraire dans les prochaines années ? Cela dépendra largement de l’élévation des attentes du lectorat. Ce qui est sûr, c’est que l’essor de la littérature en ligne en Chine ouvre un espace fascinant à l’innovation et à l’expérimentation littéraire, qui se nourrit des idées des auteurs nés dans les années 1970 et 1980 et des centres d’intérêts de leurs jeunes lecteurs. C’est un jeu artistique qui pourrait bien donner une nouvelle impulsion non seulement au milieu culturel chinois, mais également s’affirmer sur les marchés occidentaux et y apporter de nouvelles opportunités intéressantes.