VERENA MENZEL, membre de la rédaction
Ma journée à Beijing sans argent liquide
VERENA MENZEL, membre de la rédaction
Le portable, les clés et le portemonnaie : le trio indispensable, sans lequel aucune sortie hors domicile n’est envisageable. Ce trio, on le retrouve immanquablement dans toute poche de manteau ou de pantalon qui se respecte, pas vrai ? Pas forcément ! Depuis quelque temps, le porte-monnaie est en perte de vitesse et on dit qu’il appartiendra bientôt au passé, du moins en Chine. De plus en plus souvent, au lieu de se morfondre au fond d’une poche, il se glisse dans votre portable sous la forme d’une appli de porte-monnaie virtuel.
C’est indéniable, une petite révolution est en cours dans les comptoirs et les caisses de supermarché de Chine, qui bouleverse de fond en comble les habitudes de paiement des consommateurs et semble bientôt devoir venir à bout, peut-être pour toujours, de votre porte-monnaie classique, dont les origines remontent pourtant à l’Antiquité.
Voici déjà plusieurs années que la Chine voit se développer des services de plus en plus omniprésents de paiement en ligne. Ce sont les géants du commerce en ligne Alibaba et des réseaux sociaux WeChat qui ont les premiers sonné la charge, le premier avec AliPay et le second avec WeChat Pay, offrant chacun à ses adeptes un service de paiement numérique.
AliPay est un service développé à l’origine par Alibaba pour faciliter le déroulement des transactions sur ses portails d’achat en ligne Taobao et Tmall, et son lancement remonte déjà à 2004. Il reste jusqu’à aujourd’hui le système de paiement en ligne le plus utilisé dans le pays, mais il est talonné par la fonction paiement en ligne de l’appli du réseau social préférée des Chinois, WeChat, mise en service par sa maison-mère Tencent en 2013, deux ans après son lancement. We-Chat Pay n’a depuis cessé de grignoter des parts de marché en intégrant directement le porte-monnaie virtuel dans les diverses fonctions du réseau social, rendant possible toute une série de nouvelles fonctions interactives. Ces dernières années, les deux géants de l’Internet chinois se sont livré une concurrence féroce pour la domination du portefeuille virtuel des consommateurs chinois.
Qu’est-ce qui rend le paiement numérisé si populaire en Chine ? Que proposent donc ces applis de paiement pour smartphone et pour tablette dont le bon vieux porte-monnaie en cuir (ou en simili) n’est pas capable ? Et peut-on vraiment survivre une journée entière hors de chez soi sans porte-monnaie et sans symboles fi duciaires ? Faisons l’essai !
En cette matinée tout à fait ordinaire de mon train-train pékinois, je me suis mise en route pour le bureau un peu tard et j’attrappe au passage portable, clés et ... non, pas de porte-monnaie cette fois-ci. Pour le remplacer, j’ai eu le soin, en quelques clics, d’installer le porte-monnaie virtuel de WeChat, puisque je suis depuis plusieurs années adepte de ce réseau social qui domine mon smartphone, puis d’y entreposer quelques yuans depuis mon compte bancaire. Une journée sans espèces et sans carte bancaire, à Beijing, ça peut marcher ? Ce n’est pas sans un soupçon d’inquiétude que je sors de mon domicile, mais que faire ? Je ferme la porte et décide qu’il n’y a pas de retour possible : c’est parti pour un test en conditions réelles !
Les stands de rue adoptent aussi le code-barres de paiement via WeChat.
Comme le temps presse, je commence par me saisir d’un de ces vélos de rue proposés à la location que l’on trouve à presque tous les coins de rue dans toutes les métropoles importantes de Chine. Premier test pour mon porte-monnaie WeChat ! Je scanne le code QR du vélo, je le décadenasse en saisissant le code numérique quim’est transmis, et c’est parti pour un tour. Le montant de la location sera calculé à la fi n de mon trajet en fonction de la durée d’utilisation et la somme correspondante sera automatiquement déduite de mon compte WeChat. Mon porte-monnaie virtuel vient donc de traverser avec succès sa première épreuve. Qu’en sera-t-il du petit déjeuner que j’ai l’habitude de consommer sur le pouce auprès de ces cuisiniers de rue qui se tiennent les uns à côté des autres le long des rues ? Le doute m’assaille.
Je fais une halte près d’un marchand de pains-vapeur. Je reconnais à quelque distance le code-barre en 2D formé de gros pixels imprimé sur une feuille de papier de format A4 et protégé par une enveloppe plastique. Tandis que la vendeuse rondelette remplit le sachet de petits pains au tofu généreusement arrosés de sauce piquante, je scanne le code et ainsi lui transfère par WeChat le prix de mon achat. C’est parfait : ce n’est pas parce que je me promène sans monnaie sonnante et trébuchante que je dois renoncer à arriver rassasiée à mon bureau.
Une enquête conduite par l’Association chinoise pour la qualité en mai 2016 a montré que 62,7 % des personnes interrogées af fi rment avoir déjà employé au moins une fois l’un des deux principaux moyens de paiement en ligne, AliPay ou WeChat Pay. Par comparaison, une enquête similaire conduite par l’opérateur de cartes de crédit américain TSYS en 2015 aux États-Unis a montré que seulement 1 % des consommateurs américains avaient testé l’application vedette du paiement en ligne dans leur pays, PayPal, lequel permet le paiement dans certains magasins. En Occident, l’immense majorité des transactions en ligne, que ce soit depuis son domicile ou de façon mobile, continue de s’effectuer par l’intermédiaire de cartes de crédit. Et une grosse partie des commerces préfère elle aussi s’en tenir aux moyens de paiement classiques que sont les espèces et les cartes de crédit.
La popularité de ces applis en Chine s’explique immédiatement lorsqu’on considère les fonctions auxiliaires qu’elles proposent. L’éventail de ces fonctions ringardise les cartes de crédit classiques, mais aussi les applis de banque en ligne proposées dans les pays occidentaux.
WeChat par exemple relie directement le porte-monnaie virtuel aux fonctions de réseau social de l’appli. De cette façon, de petits transferts monétaires sont extrêmement faciles à réaliser entre membres du réseau social. Le clou étant que les sommes transférées sont symbolisées, aussi bien chez WeChat que chez AliPay, sous la forme d’une petite enveloppe rouge. Un clic sur l’enveloppe et l’enveloppe change de mains, son destinataire en fait autant pour encaisser le paiement qui vient s’ajouter au solde de son compte virtuel. WeChat a attendu début 2014 pour lancer cette variante de virement virtuel qui fait allusion à une des traditions les mieux enracinées de la culture chinoise, à savoir celle des cadeaux en numéraire enveloppés dans des petites enveloppes rouges richement décorées, en chinois les hongbao.
Qu’il s’agisse de l’argent de poche de vos enfants, de petites marques d’attention pour vos amis et vos connaissances à l’occasion des fêtes ou d’un anniversaire, ou tout simplement du versement d’une somme d’argent dans le cadre d’un achat ou d’une transaction, tout cela se produit aujourd’hui en Chine sous une forme virtuelle par l’intermédiaire d’un smartphone. Et l’intensité de l’usage que font les Chinois de ce gadget est facile à illustrer, on s’en aperçoit un peu plus chaque année à l’occasion de la fête du Printemps. Cette année, pendant la soirée du Nouvel An chinois, WeChat a enregistré 14,2 milliards de hongbao virtuels échangés.
J’employai donc ma matinée à garnir une enveloppe virtuelle des yuans destinés à une de mes amies qui m’avait rapporté d’Allemagne quelques livres que je lui avais commandés. Voilà une dette soldée à la vitesse de l’éclair, de quelques mouvements de doigts sur l’écran. Que souhaiter de plus ?
Mais WeChat et AliPay peuvent faire encore bien plus ! Comme je suis déjà affairée sur mon portable, je pro fi te de l’occasion pour régler la facture d’eau du mois dernier que la préposée des services municipaux a laissée scotchée sur ma porte après avoir véri fi é mon compteur. Depuis 2015 déjà, les services facturés comme l’approvisionnement en eau, électricité, gaz, mais aussi les frais de gestion des parties communes, peuvent être réglés par des systèmes en ligne. Dans ce domaine c’est WeChat qui a pris la tête de la course, tandis qu’AliPay y est apparu un peu plus tard. Il me suf fi t de rechercher, dans le menu du porte-monnaie virtuel, l’option correspondante, et le tour est joué ! Encore une visite à la banque qui devient inutile. On peut faire de même avec le solde des abonnements de télécommunications ou les factures d’Internet.
Il suf fi t de scanner un code-barres pour louer une bicyclette.
Le temps ainsi gagné, je le mets à pro fi t pour me commander un café au bureau. Vous l’avez deviné, cela aussi s’effectue en pressant quelques boutons sur un écran et se paie en ligne par l’intermédiaire de l’un des innombrables services de livraison à domicile qui existent de par le pays.
À ce point on ne devrait pas être surpris d’apprendre que, armée que je suis de mon porte-monnaie virtuel, organiser un solide déjeuner ne me pose aucun problème. C’est surtout AliPay qui s’est posé en pionnier avec sa stratégie qui consistait à proposer des rabais et des conditions spéciales au travers de grandes chaînes de la gastronomie telles que McDonald’s ou Starbucks, mais aussi des enseignes d’habillement comme H&M ou le japonais Uniqlo. Ces rabais et conditions spéciales lui ont permis d’in fi ltrer avec succès son système de paiement en ligne et de créer une dynamique auto-entretenue par le fait qu’aucun opérateur ne pouvait rester en dehors du circuit. Dans le centre commercial tout proche de mon bureau, je commande un plat de riz que je règle ensuite à la caisse, toujours par mon portable, sans être obligée de pêcher les piécettes qui se cachent au fond de mon porte-monnaie.
L’étude publiée par l’Association chinoise pour la qualité montre que 71,8 % des personnes interrogées af fi rment apprécier le paiement par portable surtout pour le gain de temps qu’il représente. D’autres avantages sont cités, comme les rabais et les coupons préférentiels d’une part, et d’autre part, bien sûr, le fait que l’appli vous épargne le besoin de porter sur vous cartes bancaires et argent liquide.
89,3 % des personnes interrogées utilisatrices de ce genre de système de paiement en ligne ont en outre af fi rmé préférer, surtout pour les petites sommes inférieures à 200 yuans (jusqu’à 27 euros environ), recourir aux applis. Pour des sommes plus importantes, à partir de 1 000 yuans par exemple (environ 137 euros), on trouve tout de même 68,2 % de consommateurs pour préférer régler de façon classique, par carte de débit ou de crédit.
L’après-midi, je me sers de WeChat pour commander des tickets de cinéma, tickets qui seront imprimés ce soir par le distributeur à mon arrivée sur place. Le même principe permet en un tournemain de commander et de payer des billets d’avion. À la fi n de ma journée de travail, j’appelle un taxi par une autre appli pour me rendre à Sanlitun, le quartier favori des Pékinois en goguette. Vous l’avez deviné, le prix de la course est lui aussi acquitté sans aucune dif fi culté auprès du conducteur par l’appli de paiement.
Les spectateurs impriment leurs tickets aux distributeurs du cinéma.
Ayant retrouvé mes amis pour la séance de ciné, nous ne pouvons pas ne pas prendre, dans ce pays de la nourriture abondante et pas chère, un petit en-cas préparatoire. Pourrai-je m’en sortir sans le moindre kopeck en poche ? Ou est-ce que cette fi n de journée me réserve une mauvaise surprise ? J’avoue éprouver, malgré ce bon début, un certain trac.
« Payer par WeChat ? Mais bien sûr ! » s’exclame la serveuse en dissimulant un sourire un peu apitoyé devant la naïveté de ma question. Aux Allemands dans l’âme présents à table, amoureux des comptes précis, l’appli propose une option particulièrement futée : WeChat partage automatiquement l’addition entre les convives. La seule condition est que tous, autour de la table, l’aient installé sur leur portable.
Alors que je me rends à pied à la station de métro la plus proche, je passe en revue les différentes étapes de ma journée sans porte-monnaie. Je me rappelle que je détestais toute cette menue monnaie qui s’accumulait, jamais disponible au moment où j’en avais besoin. Ma soirée devait pourtant prendre un tournant inattendu. En arrivant à la station Dongsishitiao, j’apprends que le paiement par WeChat n’est pas possible ici, comme me l’explique très poliment la jeune opératrice au guichet. Le distributeur de titres de transport lui aussi n’accepte que les espèces ou la carte bancaire. La seule solution qui me reste est donc d’opter pour le taxi. Voilà qu’à la dernière minute, Beijing me joue un tour !
Une petite enquête menée plus tard me révèle que certaines stations de métro proposent déjà le paiement par portable, grâce à des sensors spéciaux branchés sur le signal GSM. Mais cette technologie, présentée par Alibaba dès 2013, n’est pas encore largement diffusée.
Quoi qu’il en soit, je suis tout de même impressionnée de voir avec quelle facilité la vie quotidienne à Beijing peut, dès aujourd’hui, se passer absolument d’argent liquide. Et j’ai appris qu’à l’avenir il ne me sera plus nécessaire de remonter quatre à quatre les cinq étages de mon immeuble le jour où je remarquerai que j’ai laissé chez moi mon porte-monnaie. Conclusion : le porte-monnaie virtuel est déjà une réalité quotidienne en Chine et l’avenir sans argent liquide a commencé ici.