LIU SHIZHAO*
À la découverte du Shandong à vélo !
LIU SHIZHAO*
Une rue remise à neuf dans le style antique qui mène au bâtiment Guangyue à Liaocheng (2016).
Ma dernière étape dans la province du Hebei a été le district de Wuqiao. De là, je suis reparti à vélo et après 40 kilomètres seulement, je suis arrivé dans la ville de Dezhou, dans la province du Shandong.
En l’an 15 du règne de Yongle (soit en 1417) sous la dynastie des Ming, trois rois du sultanat de Sulu (ancien émirat musulman établi sur l’archipel de Suluaux Philippines) parcoururent les mers et débarquèrent à Quanzhou, ville chinoise dans la province du Fujian. En longeant le Grand Canal Beijing-Hangzhou, ils arrivèrent finalement à Beijing pour avoir une audience avec l’empereur Yongle (Zhu Di, 1360-1424), qui les reçut en grande pompe. Mais malheureusement, sur le chemin de retour, le roi de l’Est décéda des suites d’une maladie. Il fut alors enterré à Dezhou.
Après quoi, son deuxième fils Wen Haci et son troisième fils An Dulu restèrent à Dezhou pour veiller sur le tombeau de leur père. Leurs descendants vécurent eux aussi sur ces terres, de telle sorte que se forma progressivement un village. Après environ 600 ans, ces gens étaient considérés comme des Chinois à part entière, répartis en deux lignées : d’un côté, celle portant le patronyme Wen, et de l’autre, celle portant le nom An.
Lors de ma toute première visite du tombeau du roi de l’Est, il y a plus de 30 ans de cela, j’avais rencontré les gardiens de ce tombeau, An Qingshan (83 ans) et Wen Shouling (79 ans), qui comptaient parmi la seizième génération de descendants du roi. Ces deux hommes d’un âge avancé m’avaient accompagné et relaté l’histoire que renferme le lieu.
De retour à Dezhou, bien décidé à revoir le tombeau, je demande tout d’abord des nouvelles de ces deux personnes âgées, mais à ma grande tristesse, elles ne sont plus de ce monde. Et comble du malheur, aujourd’hui étant un jour de repos, la porte du cimetière qui abrite le sanctuaire des ancêtres reconstruit à neuf est verrouillée. Je me rends donc au comité d’administration du tombeau pour y demander des renseignements, sachant de source sûre que certains de ses membres sont en service le week-end. Et peut-être ces personnes de garde ont-elles été touchées par le fait que je vienne ici à vélo pour la deuxième fois dans le but de réaliser un reportage, car pour moi, elles ont fait une exception : elles m’ont ouvert la porte du cimetière pour que je puisse aller prendre des photos.
Bien que modeste sur le plan architectural, le sanctuaire des ancêtres du roi de l’Est a été reconstruit sur le modèle des tombeaux impériaux des Ming et des Qing, avec notamment la porte Ling’en, la grande salle Ling’en, la salle latérale, le cloître et les cinq vases en pierre destinés aux offrandes. L’unique différence se remarque au niveau du toit : celui de la grande salle Ling’en à Dezhou est recouvert de tuiles vernissées vertes, tandis que celui des tombeaux impériaux à Beijing est orné de tuiles vernissées jaunes.
J’apprends aussi que ce monument historique classé au niveau national est géré par le comité d’administration depuis la reconstruction du tombeau et que, par conséquent, l’usage qui consistait à être gardien du tombeau de père en fils est tombé en désuétude. Toutefois, les descendants du roi vivent encore dans le village, à proximité de ce tombeau, qui est dans l’histoire chinoise la seule tombe d’un étranger ayant donné vie à un « village de gardiens ».
Le trajet du Grand Canal.
Quittant Dezhou, je pédale jusqu’à la ville de Linqing, toujours dans la province du Shandong. Lors de mon périple à vélo il y a déjà 30 ans, mon compagnon de route Shen Xingda avait déclaré : « Le grand canal mène tout droit à Beijing. » Affirmation tout à fait correcte. Jadis, la ville de Beijing s’est construite et développée en s’appuyant sur le transport fluvial. Les briques qui ont servi par le passé à bâtir Beijing sortaient toutes de Linqing. Les habitants peuvent donc affirmer que « Linqing a façonné Beijing ».
Comme Linqing se trouvait dans une zone régulièrement touchée par la crue du fleuve Jaune, de nombreuses alluvions se déposaient au fond de l’eau et sur les rives, offrant à la ville une ressource exceptionnelle. Ce sol riche en fins sédiments était surnommé « Fleur de lotus ». Avec sa teneur en glaise appropriée, ce sol était idéal pour cuire des briques solides, non poreuses et résistantes à la corrosion. Les empereurs des Ming et des Qing choisirent ce type de brique pour édifier la Cité interdite, les treize tombeaux des Ming et j’en passe. À cette époque, les fours à briques de Linqing étaient gérés par l’État et surnommés à ce compte-là « les fours impériaux ». Sous la dynastie des Ming, la « société des briqueteries » relevant du Ministère des travaux publics fut établie à Linqing et une centaine de fours à briques furent élevés le long du canal. Ainsi,après cuisson, toutes les briques au profit de l’empereur, de quelque sorte qu’elles fussent, étaient enveloppées dans du papier jaune en son honneur, avant d’être chargées sur les bateaux de transport à destination de la capitale du Nord. Ainsi, l’empereur recevait chaque année des millions de briques pour construire sa ville.
Au bord du cours d’eau se dresse encore aujourd’hui le stûpa de Linqing, qui est considéré comme l’une des quatre pagodes les plus célèbres le long du Grand Canal Beijing-Hangzhou (les autres étant le stûpa de Tongzhou, la pagode Wenfeng à Yangzhou et la pagode Liuhe à Hangzhou). Ce stûpa fut construit en briques de Linqing. En 1981, quand j’étais venu ici pour la première fois, je n’avais pas eu l’occasion d’y pénétrer. Cette fois, j’ai pu en découvrir l’intérieur où les briques de Linqing, à la fois si solides et si fines, laissent une profonde impression. Le passage pour accéder au pinacle du stûpa est très étroit, à tel point qu’il faut se mettre de côté pour pouvoir monter ou descendre sans s’érafler les épaules. Au fil du temps,les parois en briques deviennent véritablement polies par le frottement, presque aussi lisses au toucher que du jade.
Dans le village de Xitaotun, je rends visite à Jing Yongxiang, qui s’applique à transmettre l’héritage des briques de Linqing, déjà inscrites au patrimoine culturel immatériel. M. Jing, du haut de ses 77 printemps, fait la navette entre les différents fours à briques. Il me raconte que sa famille, sur quatre générations, s’est consacrée à la cuisson de briques pour la Cour impériale. Au fil de l’effondrement de la dynastie des Qing, la fabrication des briques de Linqing a graduellement décliné. Puis, à compter des années 1960, la production a radicalement stagné face à la concurrence féroce des petites briques rouges à bas prix. En conséquence de quoi, il est souvent difficile de trouver les briques appropriées lorsqu’il s’agit de restaurer les constructions antiques dans notre pays. En 1996, M. Jing a remis au goût du jour la technique de fabrication traditionnelle des briques de Linqing. Fort du savoir-faire hérité de ses ancêtres, il croule aujourd’hui sous la demande.
Barrage hydraulique de Sinüsi à Dezhou.
Le village de Linqing fournissait des briques d’excellente qualité pour la construction de Beijing et des habitants locaux utilisaient celles qui comportaient des défauts pour construire leurs maisons.
Après Linqing, j’ai repris la route et atteint la ville de Liaocheng, située à la confluence du Grand Canal et du fleuve Jaune. Cette ville, qui s’est développée autour du transport fluvial de marchandises pendant plus de 400 ans, demeure de nos jours un important pôle commercial.
Le Club des Commerçants du Shanxi et du Shaanxi, tout proche du Grand Canal, témoigne de la prospérité du transport fluvial autrefois. Il est conté que Liaocheng, à son âge d’or, dénombrait en tout huit « clubs des commerçants », mais aujourd’hui, seul le Club des Commerçants du Shanxi et du Shaanxi, le plus précieux de tous, est encore debout. La dernière fois quand j’étais venu ici, la section du Grand Canal passant devant ce club était asséchée, et des moutons broutaient tranquillement l’herbe qui poussait dans le lit du fleuve. L’endroit m’avait semblé vraiment désolé. Cette fois, je revois le Club des Commerçants du Shanxi et du Shaanxi et remarque le tout nouveau visage du Grand Canal en face : son lit est large, son eau est claire, ses berges sont renforcées de digues en pierre, avec en plus des balustrades bien régulières. La vue est devenue, certes, plus grandiose, mais un peu décevante à mon sens : ce canal n’a-t-il pas un aspect trop moderne dorénavant ?
Alors que je me promenais le long du canal à Linqing, des amis du coin m’ont informé que des experts du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO menaient actuellement des évaluations sur leterrain. Verdict : ils ont apprécié les abords du cours d’eau réhabilité en adobe, selon la technique ancestrale, dans l’ancienne zone urbaine de Linqing ; à l’inverse, le réaménagement entrepris hors de l’ancienne zone urbaine, avec revêtement en ciment et rambardes le long de la rivière, ne leur a guère plu. À l’heure actuelle, la protection et l’exploitation des sites historiques constituent véritablement une question délicate.
Embarcadère sur le Grand Canal de Beijing-Hangzhou, à Linqing. (1981)
Hors de la zone urbaine de Liaocheng s’étend le lac artificiel de Dongchang, qui a été creusé par les locaux de génération en génération, à partir des fossés existants. Avec sa superficie de 6 km2, il s’est acquis le titre de « cité des eaux au nord du Yangtsé », une caractéristique plutôt unique dans le Nord de la Chine qui souffre de sécheresses depuis des décennies. Liaocheng est en effet favorisé par le grand débit des eaux du fleuve Jaune qu’il avoisine. En 1981,quand j’étais passé par ici, des travaux de dragage étaient en cours dans le Grand Canal, en vue de recueillir une partie de l’eau du fleuve Jaune pour l’acheminer vers Tianjin. Des milliers d’hommes s’affairaient sur le chantier, comme des flots déferlant à l’infini : la scène était tout à fait sensationnelle ! Aujourd’hui, cette tactique de travail dite de la « vague humaine » est surannée, et ce genre de spectacle fait partie des choses du passé.
Pour l’heure, la ligne est des travaux d’adduction d’eau du Sud vers le Nord se base sur le Grand Canal Beijing-Hangzhou et s’étend principalement vers le nord. Je souhaitais vraiment en prendre une photo, mais j’ai été surpris lors de mon voyage de ne pas voir d’eau s’écouler dans les cours. En me renseignant, j’ai appris que l’eau du Yangtsé envoyée au Nord, à son croisement avec le fleuve Jaune, est transportée dans des pipelines. D’après les explications, d’un côté, cela évite d’avoir à retenir l’eau en cours d’acheminement, et de l’autre, cela réduit le risque de déversements polluants dans l’eau du Sud destinée au Nord. Finalement, avec ce projet de dérivation hydraulique Sud-Nord, je suis dans l’impossibilité de prendre une superbe photo, à mon grand regret. Mais d’autres merveilles m’attendent ailleurs…
*LIU SHIZHAO est un ancien photographe de People’s China.