L’École de la minorité francophone au Canada (1867—1927) : à la recherche d’un équilibre politique (II)

2021-12-08 06:06JeanPhilippeCroteau

Jean-Philippe Croteau

Abstract: In 1867, the political elites of the British colonies in North America negotiated the creation of a new political regime, which would become the Canadian Federation.The founders of the federation chose to grant French Canadians a provincial government in the territory where they were a majority and to guarantee them in the constitution certain educational rights elsewhere in the country.This political recognition also conferred on the Canadian government the power to protect minorities in an area of provincial jurisdiction, education, against the power of the majority.However, few years after the adoption of the constitution, the educational rights of French Canadians were challenged by the provincial governments who wanted to build up a non-denominational, English-language public school system.This article aims to study the multiple school crises opposing the English-Canadian majority and the French-Canadian minority in the various provinces of the country and to demonstrate that during the first 50 years of the existence of the Canadian federation the Canadian government failed in its task of protecting the educational rights of French Canadians by respecting instead the principle of the autonomy of the English-speaking provinces.

Key words: French Canada; Canadian federation; education; linguistic rights; Canadian constitution

Dans de nombreuses sociétés multinationales, les rapports entre la majorité et les minorités constituent un défi important qui nécessite pour l’État de favoriser des politiques destinées à concilier l’affirmation d’une identité nationale commune à tous les citoyens avec le respect des aspirations culturelles des minorités.Le Canada ne fait pas exception.Tout au long de son histoire, ce pays a dû composer avec des relations difficiles entre sa majorité anglophone et sa minorité francophone notamment sur le plan scolaire qui ont divisé profondément les deux principales communautés linguistiques.

Les Pères de la Confédération ont été confrontés dès le départ à l’enjeu crucial que constituait l’éducation des minorités.Ainsi, lors des négociations entourant la création d’un nouveau régime politique, en 1867, il a été entendu qu’une union fédérative serait adoptée qui accorderait aux provinces nouvellement créées une pleine compétence en matière d’éducation.Cette décision permettait ainsi aux Canadiens français, surtout concentrés dans le Bas-Canada (ce qui allait devenir le Québec) de disposer de leur propre gouvernement provincial et de s’appuyer sur ses pouvoirs en éducation pour assurer leur survie culturelle.De plus, pour rassurer les communautés francophones vivant à l’extérieur des frontières du Québec, ainsi que les Irlandais, les lois scolaires, adoptées précédemment par les parlements du Haut-Canada et du Bas-Canada et qui garantissaient le droit à une éducation confessionnelle à la minorité catholique et protestante, étaient reconnues dans la nouvelle constitution en vertu de l’article 93.Enfin, la clef de voûte de ce nouveau partenariat politique entre les différents groupes ethnoculturels et religieux du pays résidait dans le pouvoir « réparateur » du gouvernement fédéral qui lui permettait d’intervenir dans le champ des provinces pour remplacer une loi éducative non conforme aux droits constitutionnels consentis aux minorités religieuses.

Or, non seulement la portée de cette protection constitutionnelle s’avérait limitée et inefficace à garantir les droits scolaires des minorités face à la volonté des gouvernement provinciaux d’affirmer leurs nouvelles compétences en éducation pour moderniser la société, mais le gouvernement fédéral préféra renoncer à son rôle de défenseur des droits des minorités et plutôt respecter l’autonomie des provinces en matière d’éducation.Cette neutralité du gouvernement fédéral, loin de résoudre les conflits, exacerba au contraire les relations entre Canadiens anglais et Canadiens français pendant près d’un siècle et mina douloureusement l’unité du pays.

Dans la seconde partie de cet article, nous allons examiner chacune des crises scolaires qui ont déchiré le pays, entre 1867 et 1927, afin d’évaluer la portée réelle des verrous de sûreté qui avaient été adoptés pour protéger les minorités religieuses et linguistiques.Nous allons tenter aussi d’aborder les raisons qui expliquent pourquoi le gouvernement canadien s’est gardé de remplir son rôle de médiateur et d’arbitre dans les conflits scolaires opposant la majorité anglophone et la minorité francophone comme lui permettait la constitution.Enfin, en guise d’épilogue, nous allons présenter le règlement du contentieux scolaire canadien, qui survient près d’un siècle plus tard, grâce à un réaménagement politique des relations entre la majorité anglophone et la minorité francophone fondé sur la reconnaissance du droit à l’éducation dans les deux langues officielles du pays.

1.La crise des écoles du Nouveau-Brunwick (1871—1875)

Si les provinces de l’Ontario, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard ont entrepris avant la création de la fédération canadienne d’importantes réformes pour instaurer un véritable système scolaire public, une grande autonomie est accordée en matière d’éducation aux pouvoirs locaux dans la province du Nouveau-Brunswick.Minoritaires et formant près du tiers de la population, les Irlandais catholiques et les Acadiens au Nouveau-Brunswick sont fortement attachés à leurs écoles catholiques, l’une des rares institutions qui n’est pas aux mains de la majorité anglo-protestante et qu’ils contrôlent vraiment.Par conséquent, ils se montrent assez réfractaires à toute mesure destinée à centraliser davantage le système d’éducation.Or, pour les réformateurs scolaires anglo-protestants, les Acadiens (francophones de la région des Maritimes) et les Irlandais sont une population pauvre, analphabète et apathique vis-à-vis de l’éducation.Selon ces réformateurs, les écoles catholiques ont montré leur inefficacité à les scolariser et une loi sur l’instruction obligatoire est tout particulièrement destinée aux enfants catholiques moins scolarisés que leurs camarades protestants.①Alexandre Savoie.« L’enseignement en Acadie de 1604 à 1970 », dans Jean Daigle (dir.).Les Acadiens des Maritimes : Études thématiques.Chaires d’études acadiennes, Moncton : Université de Moncton, 1980, p.419-466 ; Gilberte Couturier-Leblanc, Alcide Godin et Aldéo Renaud.« L’enseignement français dans les Maritimes (1604—1992) », dans Jean Daigle (dir.).L’Acadie des Maritimes, Chaires d’études acadiennes.Moncton : Université de Moncton, 1993, p.543-586.

Pour remédier à une situation qui apparaît particulièrement criante dans le nord de la province où vivent en majorité les Acadiens, le gouvernement King promulgue la loi 87 en 1871 qui instaure la gratuité scolaire et l’instruction obligatoire.La loi prévoit aussi que les enseignants doivent obtenir leur brevet d’enseignement pour enseigner dans des écoles préparatoires (training schools).Enfin, elle interdit d’enseigner le catéchisme, ainsi que de porter ou d’exhiber des symboles religieux (dont les habits du clergé) dans la classe ou l’école.Comme l’enseignement de la langue française est surtout dispensé par les congrégations religieuses, la loi prive à toute fin pratique les francophones d’une éducation dans leur langue maternelle.Le gouvernement King souhaite par cette loi musclée moderniser le système scolaire et imposer l’instruction obligatoire afin de faire reculer l’analphabétisme et la sous-scolarisation de la population de la province.

Cette crise constitue le premier test pour vérifier la portée de la protection par l’article 93 des droits scolaires de la minorité catholique et francophone.Or, nous l’avons vu, l’article 93 ne reconnaît que les écoles confessionnelles du Québec et de l’Ontario, les seules provinces à avoir établi par mesure législative des écoles confessionnelles avant l’adoption du régime fédératif.Ailleurs, dans les provinces maritimes, les écoles catholiques ont été toléréesde facto, mais elles n’ont pas été établies par la loi.

Les Irlandais et les Acadiens ne tardent pas à envoyer des pétitions au gouvernement fédéral pour désavouer la loi provinciale au nom de l’esprit de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 93 qui s’applique selon eux à la minorité catholique des Maritimes :

Que si on laisse mettre [sic] cette loi en vigueur, vos requérants seront obligés de contribuer au soutien d’un système d’écoles qu’ils désapprouvent en conscience; et que s’ils ne veulent pas exposer leurs enfants à ce qu’ils considèrent comme les dangers les plus sérieux et les plus alarmants, ils devront soutenir d’autres écoles à leurs propres frais, payant ainsi deux fois tandis que les autres ne payent qu’une fois ; ou lorsque leur nombre et leurs moyens ne leur permettront pas d’établir et de soutenir des écoles où ils pourront sans crainte envoyer leurs enfants, ils seront obligés de les laisser grandir dans l’ignorance.Que ce serait une très sérieuse infraction aux droits de vos requérants, une très sérieuse privation des privilèges éducationnels dont ils ont joui jusqu’ici et une violation palpable de l’esprit de [laLoi constitutionnelle de 1867].②« Pétition des catholiques du comté de Westmorland au gouverneur général », dans Canada, Parlement, Documents de la session 1872, n° 36, p.1-2.Cité dans Gaétan Migneault.« Le Canada français et la Confédération : les Acadiens du Nouveau-Brunswick ».Jean-François Caron et Marcel Martel (dir.).Le Canada français et la Confédération, Fondements et bilan critique.Québec : Presses de l’Université Laval (PUL), 2016, p.23-25.Voir aussi du même auteur Gaétan Migneault.Les Acadiens du Nouveau-Brunswick et la Confédération.Lévis : Éditions de la Francophonie, 2009 et Gaétan Migneault.La crise scolaire de 1871 à 1875 au Nouveau-Brunswick : un produit de la Confédération.Fredericton : Éditions du Beaubassin, 2013.

Le gouvernement canadien se trouve au cœur d’une crise nationale.Le Québec appuie leurs coreligionnaires du Nouveau-Brunswick, tandis que le gouvernement provincial de King reçoit le soutien de l’opinion publique anglophone dans tout le pays.Pour le premier ministre King, reculer sur le projet de loi scolaire, c’est renoncer à l’indépendance de son parlement et céder aux entreprises de domination politique de l’Église catholique : « If we once abandon the strong line of defence that is along the heights of equality [...] the end will be the overthrow of our rights and independence of action.»③T.W.Acheson.« George Edwin King ».Dictionnaire biographique du Canada, vol.13 (1994).http://www.biographi.ca/en/bio.php?id_nbr=6823.Page consultée le 5 mai 2018.De son côté, Mgr Bourget, archevêque de Montréal, condamne publiquement Georges-Étienne Cartier et John A.Macdonald parce qu’ils ne font rien « pour que les faibles soient protégés contre les forts »④Lettre d’Ignace Bourget à Godefroi Lamarche, 27 mai 1872.Cité par Roberto Perin.Ignace de Montréal, Artisan d’une identité nationale.Montréal : Boréal, 2008, p.204..

Cartier et Langevin songent peu à intervenir pour plusieurs raisons.L’une d’entre elles, et non la moindre, est qu’en permettant au gouvernement canadien d’intervenir dans une compétence provinciale, la porte est ouverte à l’ingérence des provinces anglophones dans le champ éducatif du Québec et cela mine ainsi l’autonomie de la province, considérée comme un sacro-saint principe.C’est en ces termes qu’Hector Langevin écrit à son frère, l’évêque de Rimouski :

Prenons garde de ne pas risquer nos droits, privilèges et garanties constitutionnels, pour tenter un effort inutile en Angleterre en faveur des catholiques du Nouveau-Brunswick.L’Acte constitutionnel est un pacte ou un traité.[…] Y toucher malgré la majorité de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, c’est préparer les voies et créer un précédent pour l’intervention du Parlement fédéral dans nos affaires bascanadiennes.⑤Question des écoles du Nouveau-Brunswick.Encyclopédie canadienne.https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/ecoles-dunouveau-brunswick-question-des/.Page consultée le 4 juin 2018.

Toutefois, l’appui de tous les prélats catholiques du pays ligués derrière Mgr Bourget force le gouvernement fédéral à agir.En fait, le gouvernement de John A.Macdonald est très divisé sur la question entre les députés anglophones et francophones.Craignant que son parti politique implose, le premier ministre Macdonald adopte alors une position qui sera celle du gouvernement canadien pendant plus de cent ans.L’éducation est de compétence provinciale et le gouvernement fédéral ne peut intervenir, mais il insiste pour que les différentes parties trouvent une solution.À défaut d’utiliser le pouvoir « réparateur » du gouvernement canadien, Macdonald propose de soumettre la question au plus haut tribunal de l’Empire britannique, le Conseil privé de Londres.Celui-ci rend son jugement en 1874 et rappelle une dure réalité à la minorité catholique.L’article 93 ne protège pas leurs écoles et la reconnaissance de ces dernières dépend de la bonne volonté du gouvernement provincial.

Dans les campagnes, la situation est explosive.Pour les Acadiens (francophones vivant au Nouveau-Brunswick), l’école catholique revêt une importance culturelle capitale.Elle est considérée avec la paroisse comme le cœur de leur vie communautaire et le rempart pour protéger leur langue et leur culture face à un environnement anglo-protestant dominant, tandis que les écoles publiques sont jugées assimilatrices en raison de leur enseignement unilingue anglais et fortement teinté de protestantisme.Les Acadiens refusent de se plier à la loi et de payer les taxes scolaires.Les forces policières sont envoyées dans le village de Caraquet pour rétablir l’ordre et la confrontation entre les policiers et les émeutiers fait deux morts.⑥Michael Frederick Hatfield.« La guerre scolaire ».The Conflict over the New Brunswick Common Schools Act, 1871-1876, mémoire de maîtrise, Queen’s University, 1972.

Souhaitant éviter une guerre interconfessionnelle, le gouvernement provincial doit trouver un compromis et choisit d’amender la loi en 1875.Ainsi, là où les enfants sont assez nombreux, les classes pourront être utilisées pour enseigner le catéchisme en dehors des heures régulières de cours.Les religieux enseignants pourront porter leurs habits et ne seront pas tenus d’obtenir un brevet d’enseignement dans les écoles de formation des maitres à condition de réussir l’examen provincial.Enfin, les enseignants francophones pourront également communiquer dans leur langue, enseigner le français dans les écoles primaires et utiliser des manuels bilingues.

Toutefois, il y a loin de la coupe aux lèvres pour les promoteurs d’une éducation catholique ou de langue française.Les catholiques ne parviennent pas à obtenir l’établissement d’écoles confessionnelles comme ils le souhaitaient et le principe de la primauté de l’école publique est réaffirmé.Ils devront composer avec une législation scolaire qui tolère l’enseignement religieux et la langue française, certes, mais impose aussi aux Acadiens et Irlandais un nombre important de restrictions religieuses et linguistiques.⑦Thérèse B.Roy.L’évolution de l’enseignement chez les Acadiens du Nouveau-Brusnwick, 1755-1855.Mémoire de maîtrise Université de Moncton, 1972 ; Alcide Godin.L’évolution de l’école française, Quatre réformes scolaires au Nouveau-Brunswick, 1871, 1932, 1967, 1985.Moncton : Chez l’Auteur, 1993.Pour les francophones du pays qui se croyaient réellement protégés par la nouvelle constitution, il s’avère que le réveil est brutal.

2.La crise des écoles du Manitoba (1890—1916)

En 1869, la Compagnie de la Baie d’Hudson, après des siècles de monopole commercial dans les territoires du Nord-Ouest pour le commerce des fourrures, cède ses droits au gouvernement du Canada.Or, les habitants de ces contrées revendiquent lors du transfert des droits de propriété au gouvernement canadien la création d’une province, un statut équivalent du français et de l’anglais dans le parlement et les tribunaux, et la mise en place d’un système confessionnel catholique pour les francophones et protestant pour les anglophones.La plupart de ces habitants sont issus des mariages mixtes entre les employés francophones et anglophones de la Compagnie de la Baie d’Hudson et les femmes des Premières Nations.Près des deux-tiers d’entre eux sont d’expression française et catholiques.

La lutte âpre que les francophones mènent sous l’égide d’un chef charismatique, Louis Riel, leur permet d’obtenir gain de cause.La création du Manitoba en 1870 consacre le caractère bilingue de la nouvelle province tant pour le parlement et les tribunaux que pour le système scolaire.Ainsi, deux systèmes scolaires se mettent en place : l’un pour les francophones avec un enseignement religieux catholique et un autre pour les protestants qui exclut l’enseignement religieux.Les francophones sont confiants que leurs droits scolaires sont protégés adéquatement avec l’Acte du Manitobaqui fonde la province et le pouvoir du gouvernement fédéral qui peut désavouer une loi provinciale à tout moment.

Lors des deux décennies suivantes, les francophones voient leur poids démographique se marginaliser au profit des Canadiens anglais venus de l’Ontario, puis des masses d’immigrants en provenance d’Europe.Le pouvoir politique ne tarde pas à changer de main et repose désormais sur la majorité anglo-protestante.Celle-ci s’inquiète de plus en plus du nombre grandissant d’immigrants qui, croit-elle, pourraient un jour la submerger et imposer leur langue et leur culture.Dans ce contexte, le gouvernement de Thomas Greenway fait la promotion de l’école publique pour assimiler les immigrants à uneanglo-conformityet favoriser l’adoption d’une citoyenneté canadienne fondée sur une langue et une culture communes.Les francophones sont considérés comme un groupe étranger parmi tant d’autres qui possèdent des privilèges scolaires non justifiés.De plus, les écoles catholiques, jugées inférieures aux écoles protestantes, sont perçues comme un obstacle à la scolarisation générale de la population.

C’est toutefois la crainte que les francophones érigent une nouvelle nationalité distincte avec leurs écoles catholiques et françaises qui amène la majorité anglophone à réclamer un seul système scolaire unilingue de langue anglaise.L’historien manitobain George Bryce se fait le porte-parole de ce courant d’opinion :

When men deliberately state as they have done that they aim at building up a French Canadian nationality, what is that but a blow at our hopes as one Canadian people? Language and separate schools are being used to build up what is really destructive to our hopes as a people, and we should be unworthy of our name if we permitted such aggression.⑧Cité dans Lovell Crosby Clark (dir.).The Manitoba School Question: Majority Rule or Minority Rights ? Toronto: The Copp Clark Publishing Company, 1968, p.9.

En 1890, une loi est votée par le parlement du Manitoba qui abolit les écoles catholiques.⑨Lovell Crosby Clark (dir.).The Manitoba School Question: Majority Rule or Minority Rights ? Toronto : The Copp Clark Publishing Company, 1968.; Paul E.Crunican.Priests and Politicians: Manitoba Schools and the Election of 1896.Toronto: University of Toronto Press, 1974 ; Keith Alwyn McLeod.« Politics, Schools and the French Language », dans David C.Jones (dir.).Shaping the Schools of the Canadian West.Calgary : Detselig Enterprises, 1979, p.59-83 ; Kenneth McLaughlin.« Riding the Protestant Horse : The Manitoba School Question and Canadian Politics, 1890-1896 ».The Canadian Catholic Historical Association, n° 53 (1986), p.39-52 ; Nancy M.Sheehan, Donald J.Wilson et David.C.Jones (dir.).Schools in the West: Essays in Canadian Educational History, Calgary: Detselig Enterprises, 1986.La minorité francophone, appuyée par les autorités religieuses du Québec, mène une croisade pour contester la loi et va jusqu’au Conseil privé de Londres, le plus haut tribunal de l’Empire britannique.Celui-ci rend un jugement en 1894 qui donne raison aux francophones en argumentant que des droits scolaires leur ont été concédés par l’Acte du Manitobaen 1870 et que ces derniers peuvent recourir au pouvoir d’appel du gouvernement fédéral pour voter une loi réparatrice.

Pouvant passer à l’acte, le premier ministre de l’époque, le conservateur Mackenzie Bowell, qui a succédé à John A.Macdonald, mort en 1891, prépare une loi réparatrice, mais son gouvernement est déchiré entre les députés anglophones et francophones.De plus, l’opposition du parti libéral, dirigé par un francophone, Wilfrid Laurier, empêche l’adoption du projet.Celui-ci privilégie la « voie ensoleillée », c’est-à-dire la diplomatie, par opposition à la voie autoritaire de la législation qui désavouerait une loi provinciale :

Si j’en avais le pouvoir, j’essaierais la voie ensoleillée.J’approcherais Greenway avec le chaud rayon du patriotisme, je lui demanderais d’être juste et équitable, d’être généreux envers la minorité afin que la paix règne entre les croyances et les races qu’il a plu à Dieu de nous envoyer dans le coin de pays que nous partageons.Ne pensez-vous pas qu’il y a plus à gagner en faisant appel au cœur et à l’âme des hommes plutôt qu’en les forçant à obéir.⑩Oscar Skeleton.Life and Letters of Sir Wilfrid Laurier. Toronto: Oxford University, Press, 1921.Cité dans Encyclopédie canadienne, https://encyclopediecanadienne.ca/fr/article/ecoles-du-manitoba-question-des/.Page consultée le 4 mai 2018.

Les déchirements entre conservateurs anglophones et francophones contraignent Bowell à démissionner et son successeur, Charles Tupper, préfère déclencher une élection et remettre à plus tard le vote de la loi réparatrice.La question des écoles du Manitoba fait l’objet de l’enjeu de l’élection de 1896 remportée par Laurier qui a profité des divisions des conservateurs et a promis un règlement clair, raisonnable et équitable pour les francophones et les anglophones.Le compromis Laurier-Greenway, signé un an plus tard, ne restaure pas les écoles catholiques, mais autorise l’enseignement religieux une demi-heure l’après-midi, les enseignants religieux catholiques peuvent être engagés à certaines conditions et l’enseignement d’une langue autre que l’anglais est permis là où la demande le justifie (au moins dix élèves).L’accord Laurier-Greenway est ressenti comme une trahison au Québec, alors que les droits scolaires de la minorité avaient été reconnus par le plus haut tribunal de l’Empire britannique, et pendant longtemps Laurier sera la bête noire des nationalistes canadiens-français pour avoir transigé sur un principe aussi fondamental que l’enseignement religieux des francophones.⑪Réal Bélanger.Laurier, Quand la politique devient passion.Québec : Presses de l’Université Laval (PUL), seconde édition, 2007.

3.La crise des écoles du Nord-Ouest (1905—1918)

La querelle scolaire reprend dix ans après celle survenue au Manitoba lors des débats entourant la création des provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta, en 1905.Sans doute pour se réconcilier avec les nationalistes du Québec, Laurier promet que les francophones de ces provinces auront droit à leurs écoles en vertu de l’article 93 qui garantit que les écoles catholiques créées avant l’entrée d’une province dans la fédération seront reconnues.Son ministre le plus influent, Clifford Sifton, démissionne du cabinet pour protester contre l’intervention du gouvernement canadien dans le champ de compétence des nouvelles provinces.Laurier recule pour ne pas perdre l’appui des habitants de ces deux nouvelles provinces très favorables à sa politique de libreéchange avec les États-Unis.Laurier finit par accepter le compromis de Sifton proposant de permettre un enseignement en français partiel jusqu’à la deuxième année élémentaire.⑫David C.Jones (dir.).Shaping the Schools of the Canadian West.Calgary: Detselig, 1979; Nancy M.Sheehan, Donald J.Wilson and David.C.Jones (dir.).Schools in the West: Essays in Canadian Educational History.Calgary: Detselig Enterprises, 1986.

Le répit est de courte durée pour les francophones.Les nouvelles provinces ne tardent pas à utiliser leur nouveau pouvoir en éducation.Dès 1905, l’Alberta limite l’enseignement du français aux premières années primaires.Le Manitoba l’interdit en 1916, puis c’est au tour de la Saskatchewan, deux ans plus tard, de restreindre l’enseignement du français à la première année élémentaire et à une heure par jour pour les autres années.Pour de nombreux francophones de l’époque, l’éducation en français est désormais perçue comme horsla-loi dans cette partie du pays en raison des législations provinciales.⑬France Levasseur-Ouimet.« L’éducation dans l'Ouest canadien », dans Joseph-Yvon Thériault (dir.).Francophonies minoritaires, L’état des lieux.Moncton : Éditions d’Acadie, 1999, p.475-493 ; Gratien Allaire.« La francophonie de l’Ouest: pérennité, diversité et rapport à l’autre », dans Robert Papen et Sandrine Hallion (dir.).À l’ouest des Grands Lacs : communautés francophones et variétés de français dans les Prairies et en Colombie-Britannique.Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2014, p.21-68.

4.La crise du Règlement 17 (1912—1927)

Le dernier conflit scolaire et le plus important survient en Ontario.À l’époque, le gouvernement de l’Ontario partage les mêmes appréhensions sur la place du français - ou de toute autre langue - à l’école que dans l’Ouest.Pourtant, les premières lois scolaires notamment sous la gouverne d’Egerton Ryerson, le surintendant de l’éducation, mettaient sur un pied d’égalité le français et l’anglais et même le gaélique et l’allemand.De plus, depuis 1863, une loi permettait aux catholiques de fonder leurs écoles, de lever une taxe scolaire, de recruter leur propre personnel, de choisir les manuels scolaires et de dispenser des cours de religion.Des inspecteurs gouvernementaux étaient cependant chargés de vérifier si l’instruction reçue était conforme aux exigences du ministère de l’Éducation.

L’opinion publique anglo-ontarienne va changer progressivement avec l’arrivée de migrants francophones qui s’installent dans l’est de la province à proximité du Québec dans les comtés de Prescott-Russell où ils forment bientôt la majorité.On les retrouve aussi dans la capitale canadienne, Ottawa, attirés d’abord par l’industrie du bois, puis par des emplois dans la fonction publique fédérale.Ils migrent aussi dans le Nord-Est de la province pour travailler dans les chantiers forestiers ou les mines.Cette croissance de la population favorise la création par le clergé catholique de nouvelles paroisses et surtout d’écoles catholiques et bilingues où le français et l’anglais sont enseignés.Entre 1842 et 1921, la population francophone passe de 42 000 à 248 000 personnes en Ontario représentant 10% de la population.Dans ces circonstances, l’opinion publique anglo-protestante devient de plus en plus hostile à ces écoles bilingues.Elles sont critiquées pour leur faible enseignement de l’anglais, l’incompétence présumée des enseignants en provenance du Québec qui n’ont pas de diplômes certifiés de l’Ontario et l’emploi de manuels scolaires du Québec qui ne sont pas reconnus par le ministère de l’Éducation de l’Ontario.⑭Chad Gaffield.Language, Schooling and Cultural Conflict: The Origins of the French-Language Controversy in Ontario.Montreal & Kingston, Ontario: McGill-Queen’s University Press, 1987 ; Gaétan Gervais.« L’Ontario français, 1821—1910 », dans Cornelius J.Jaenen (dir.).Les Franco-Ontariens.Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p.49-126.

C’est dans ce climat qu’en 1885, le gouvernement ontarien impose l’enseignement de l’anglais dans toutes les écoles, mais les francophones profitent d’une échappatoire qui permet d’enseigner une autre langue que l’anglais dans les écoles où les élèves parlent peu ou pas l’anglais.En 1912, un nouveau règlement scolaire est adopté par le ministère de l’Éducation, connu sous le nom du Règlement 17 qui, cette fois-ci, s’avère beaucoup plus musclé.Le Règlement 17 interdit l’enseignement d’une langue autre que l’anglais après la deuxième année élémentaire.Cette mesure vise surtout le français pour contrecarrer des changements démographiques dans l’Est et le Nord-Est de la province avec l’arrivée de migrants francophones du Québec.⑮Margaret Prang.« Clerics, Politicians, and the Bilingual Schools Issue in Ontario, 1910—1917 ».Canadian Historical Review, Vol.41, Issue 4 (1960), p.281-307; Marilyn Barber.« Ontario Bilingual Schools Issue: Sources of Conflict ».Canadian Historical Review, Vol.47, Issue 3 (September 1966), p.227-248 ; Peter Oliver.« The Ontario Bilingual Schools Crisis, 1919—29 ».Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, vol.7, n° 1 (1972), p.22-45 ; Robert Choquette.Langue et Religion: histoire des conflits anglo-français en Ontario.Ottawa : Éditions de l’Université d’Ottawa, 1977 ; David Welch.« Early Franco-Ontarian Schooling as a Reflection and Creator of Community Identity ».Ontario History, vol.LXXXV, n° 4 (1993), p.321-347 ; Gaétan Gervais.« Le règlement XVII (1912—1927) ».Revue du Nouvel Ontario, no 18 (1996), p.123-192 ; Michel Bock et François Charbonneau (dir.).Le siècle du Règlement 17: Regards sur une crise scolaire et nationale.Sudbury : Éditions Prise de parole, 2015.

Ce conflit se distingue des précédents par son caractère résolument linguistique.En effet, la majorité anglo-protestante fait front commun avec la minorité catholique de langue anglaise et de descendance irlandaise pour limiter l’enseignement du français.Les autres conflits avaient porté surtout sur le caractère catholique de l’école, mais rappelons que l’abolition de ces écoles entrainait aussi le plus souvent l’élimination du français qui s’enseignait exclusivement dans les écoles catholiques.Dans ce conflit linguistique, les anglo-catholiques craignent que l’hostilité que suscitent les écoles bilingues auprès de la majorité anglo-protestante provoque un ressac et amène celle-ci à réclamer l’abolition des écoles catholiques purement et simplement comme au Manitoba.Une alliance improbable se tisse donc entre les anglo-protestants farouchement anticatholiques et les catholiques de langue anglaise qui voient dans les revendications des francophones une menace pour les écoles catholiques de la province.Ce sentiment de menace est accentué avec la création en 1910 dans la ville d’Ottawa de l’Association d’éducation canadienne-française de l’Ontario (ACFÉO) qui réclame la reconnaissance des écoles élémentaires bilingues, la création d’écoles secondaires bilingues et l’ouverture d’une école normale pour former les enseignants de langue française.⑯Jean-Philippe Croteau.« Pourquoi le Règlement 17 apparaissait nécessaire aux Irlandais ? ».Le siècle du Règlement 17, p.27-56.

La mobilisation de la minorité francophone contre le nouveau règlement est totale et elle est organisée par l’ACFÉO qui se porte au secours des francophones de l’Ontario.De plus, les francophones de la ville d’Ottawa - la capitale du Canada - où ils forment près du tiers de la population, fondent dès 1913 le journalLe Droitdestiné à être un organe de combat et un porte-parole de la résistance francophone en Ontario :

Aucune autorité sur terre n’a droit de violer les lois naturelles et divines.Les enfants, de droit naturel et divin appartiennent aux parents, que ces parents parlent français ou anglais.Une loi qui enlève aux parents le contrôle de l’éducation de leurs enfants est une loi injuste qui n’oblige pas.Les hommes du cœur ne se soumettent pas à la tyrannie.Ils luttent et ils meurent s’il le faut.Voilà ce que les Canadiensfrançais sont décidés à faire.[...] L’avenir est à ceux qui luttent, dit le proverbe.Pour préparer notre avenir, nous lutterons donc dans les limites de la légalité, mais avec toute l’énergie de parents qui ont conscience de leurs responsabilités et de leurs droits.Nous ne cèderons rien de ce qui nous appartient.Avant qu’on nous prive de la jouissance de nos droits, nous ferons assez de résistance pour que les sentiments de justice soient éveillés partout où il s’en loge.⑰« Nos droits, nos devoirs ».Le Droit, 28 mars 1913.

Persuadée que les droits des francophones sont protégés par la constitution canadienne, l’ACFÉO tente de faire invalider le Règlement 17 devant la Cour d’appel de l’Ontario.Le juge Meredith rappelle que, dans les écoles ontariennes, « the use of any other language [than English] is in nature of a concession not a right »⑱Gaétan Gervais.« Le règlement XVII (1912—1927) ».Revue du Nouvel Ontario, no 18 (1996), p.157..Les francophones connaissent un autre revers avec le jugement du Conseil privé de Londres, le plus haut tribunal de l’Empire britannique, qui reconnaît la constitutionnalité du Règlement 17.L’article 93 ne protège pas les droits linguistiques des francophones, il leur garantit seulement une éducation catholique.

Déboutée devant les tribunaux, l’ACFÉO lance un appel à la désobéissance civile qui est entendu dans les milieux où les francophones sont majoritaires ou fortement minoritaires, surtout à Ottawa, ainsi que dans l’Est et le Nord-Est ontarien.Le Règlement 17 est tout simplement ignoré dans les écoles francophones et la minorité canadienne-française refuse de se soumettre au règlement malgré les menaces du gouvernement en organisant même des classes clandestines avec la complicité des institutrices.Devant la suspension des subventions gouvernementales pour ces écoles, les militants francophones de l’Ontario organisent des levées de fonds pour payer le salaire des institutrices qui défient le Règlement 17.⑲Serge Dupuis.« Les stratégies de l’ACFÉO contre le Règlement 17 ».Le siècle du Règlement 17, p.230-248.

Plus que dans toutes les autres crises scolaires, les francophones de l’Ontario peuvent compter sur l’appui de leur « frères » du Québec.Le presse québécoise mobilise toutes ses énergies contre le Règlement 17 ; les politiciens dénoncent l’« infâme règlement » et demandent à leurs homologues ontariens de rétablir la justice pour les francophones de l’Ontario au nom de l’unité du pays ; les associations nationales francophones organisent des levées de fonds pour soutenir le combat des « blessés » de l’Ontario.La crise du Règlement 17 révèle l’importance des liens de solidarité entre le Québec et les différentes communautés francophones au Canada engagées dans un même combat pour la survie culturelle.⑳Michel Bock.« “Le Québec a charge d’âmes” : L’Action française de Montréal et les minorités françaises (1917—1928) ».Revue d’histoire de l’Amérique française, vol.54 no 3, (2001), p.345-384 ; Pierre Anctil.“Fais ce que dois”, 60 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Henri Bourassa (1910—1932).Sillery : Septentrion, 2010.

Après quinze ans de conflit, le gouvernement ontarien et les organisations francophones sont épuisées.De plus, une partie de l’opinion publique anglophone souhaite en finir avec ce conflit scolaire qui mine l’unité du pays.Un compromis doit être trouvé.À partir des années 1920, l’ACFÉO change de stratégie et tente de convaincre le gouvernement provincial et l’opinion publique anglophone que l’école bilingue a sa place en Ontario, n’est pas contre l’enseignement de l’anglais et contribue efficacement à l’éducation des francophones.Elle élabore un programme d’études bilingue qu’elle introduit dans les écoles fréquentées par les francophones, elle améliore l’enseignement de l’anglais comme langue seconde, nomme des inspecteurs qui vérifient le contenu enseigné dans les classes et la qualité de l’enseignement et demande avec succès la création d’une école normale à l’Université d’Ottawa pour améliorer la formation des institutrices.

Ces efforts portent fruit.Le gouvernement Ferguson crée, en 1925, une commission d’enquête sur les écoles bilingues qui conclut à l’inefficacité du Règlement 17 pour faire apprendre l’anglais aux élèves francophones et recommande d’offrir une formation adéquate aux institutrices pour qu’elles enseignent l’anglais de façon efficace sans les empêcher d’enseigner les autres matières en français.En 1927, entérinant ces recommandations, le gouvernement provincial crée un Département de l’enseignement du français avec à sa tête une administration francophone, chargé de l’organisation pédagogique dans les écoles bilingues.Pour la première fois, une province anglophone reconnaît l’existence des écoles de langue française bien que l’enseignement du français soit sous haute surveillance gouvernementale.C’est la première victoire d’une minorité francophone pour obtenir des écoles dans sa langue.[21]Gratien Allaire.« En réaction au Règlement 17 : un nécessaire détour vers l’amélioration pédagogique des écoles bilingues ».Le siècle du Règlement 17, p.161-186.

5.De l’article 93 à l’article 23

Ces cinquante premières années d’un compromis politique qui visait à assurer l’équilibre entre l’autonomie des provinces et les droits scolaires des minorités s’avèrent un échec.Les élites francophones concluent à la faillite de leur conception du Canada fondée sur l’égalité des « peuples fondateurs » qui laisse la place à un sentiment d’abandon et d’injustice vis-à-vis du gouvernement fédéral qui a abdiqué de son rôle de protecteur des minorités.Ils font le constat qu’au Québec leurs droits scolaires sont garantis et protégés par le gouvernement provincial, alors qu’ailleurs les minorités sont à la merci de la majorité.À partir des années 1920, les francophones de cette province se tournent de plus en plus vers leur gouvernement provincial considéré comme un allié pour défendre et promouvoir la langue et la culture françaises dans le pays et exigent de lui un rôle politique, social et économique croissant dans la société québécoise, abandonnant ainsi graduellement les liens de solidarité qui les unissaient aux minorités francophones.[22]Marcel Martel.Le deuil d’un pays imaginé.Rêves, luttes et déroute du Canada français, Les relations entre le Québec et la francophonie canadienne, 1867—1975.Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1997.

Dans les années 1960, le mécontentement des francophones, longtemps contenu, éclate à travers tout le pays.Les francophones ont le sentiment qu’ils sont traités comme des citoyens de seconde zone, qu’ils ne disposent pas des mêmes droits que leurs concitoyens anglophones et que leur langue et leur culture possèdent un statut mineur dans la société canadienne.Au Québec, on assiste à la montée de partis nationalistes qui réclament l’indépendance politique, ainsi qu’un mouvement terroriste, le Front de libération du Québec (FLQ), qui s’engage sur la voie de la lutte armée.Chez les francophones hors Québec, la colère collective n’est pas moins virulente comme en témoigne le Père Arès qui fait un bilan accablant, chiffres sur l’assimilation linguistique à l’appui, d’un « siècle de vie française en dehors du Québec » à l’ombre d’un régime fédératif qui était censé protéger les francophones :

Comment devant un tel spectacle [l’assimilation des francophones], pourrait-il [le francophone] admettre que la Confédération s’est développée « d’après le principe de l’égalité des deux peuples qui l’ont fondée » ? Comment pourrait-il croire encore que le Canada tout entier est sa patrie, quand on a tout fait pour tuer en lui un sentiment patriotique canadien ? Il y avait un moyen de l’enraciner et de faire croître pareil sentiment : permettre à la communauté canadienne-française de faire du Canada tout entier sa patrie, et cela en favorisant la vie française dans toutes et chacune des provinces.On a préféré faire le contraire et nier à cette communauté le droit de vivre en tant que telle, avec sa langue et ses écoles, en dehors du Québec.Un siècle de vie française en dehors du Québec ! Ce siècle aurait pu se dérouler d’une façon tellement différente si la majorité avait sincèrement et pleinement accepté l’association dans l’égalité des droits et des chances avec la minorité dans tout le pays, au lieu de bloquer cette dernière aux frontières du Québec.[…] C’est ainsi que des milliers et des centaines de milliers - près d’un demi-million - de Franco-Canadiens ont été assimilés et sont aujourd’hui perdus pour la vie française en dehors du Québec.[23]Richard Arès.« Un siècle de vie française en dehors du Québec ».Revue d’histoire de l’Amérique française, vol.21, n° 3 (1967),p.531-570.

Face à cette crise d’unité nationale, le gouvernement libéral de Lester B.Pearson crée la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, mieux connue sous le nom de ses deux présidents, la Commission Laurendeau-Dunton, chargée de trouver des solutions pour réconcilier les francophones et les anglophones.S’appuyant sur le principe directeur du « partenariat égal » ou de l’égalité des chances, la Commission d’enquête recommande, entre autres, que le français et l’anglais deviennent les deux langues officielles du Canada et que tous les Canadiens puissent fréquenter les écoles de la langue de leur choix (français ou anglais).[24]Valérie Gagnon.Panser le Canada, Une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton.Montréal : Boréal, 2018.

C’est par crainte, à la fin des années 1960, que les francophones développent leur propre espace national au sein du Canada et même à l’extérieur du Canada par un Québec indépendant, que le nouveau premier ministre de l’époque, Pierre Elliot Trudeau, fait de l’éducation en langue française un combat politique personnel.Pour lui, le seul moyen de garantir l’unité nationale est d’assurer que les citoyens francophones ne se sentent plus des étrangers dans leur propre pays en disposant des mêmes droits que les anglophones.En 1969, il emboîte le pas aux recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme et institue le bilinguisme officiel au sein du gouvernement canadien, de ses ministères et de ses agences et crée un programme de subventions au Secrétariat d’État afin de soutenir l’éducation de langue française.Grâce aux transferts de fonds fédéraux, les neuf provinces anglophones apportent des réformes aux règlements touchant l’éducation de la minorité francophone pour augmenter la part de l’enseignement en langue française et s’efforcent d’encourager l’enseignement du français comme langue seconde dans les écoles de langue anglaise.

Malgré ces gains substantiels pour les francophones, les perspectives de l’éducation en langue française demeurent limitées.Les réformes peuvent être remises en question du jour au lendemain par le gouvernement suivant.De plus, l’assimilation continue de faire des ravages en l’absence d’un accès à un système scolaire complet en langue française.Le taux d’assimilation (écart entre la langue maternelle et langue d’usage) en 1981 varie entre 30 et 40% dans les trois provinces Maritimes (Terre-Neuve, Île-du-Prince-Édouard et Nouvelle-Écosse) et entre 30 et 60% dans l’Ouest canadien (Manitoba, Saskatchewan, Alberta et Colombie-Britannique).L’Ontario se distingue avec un taux d’assimilation moins élevé qui touche le quart de la population francophone.Enfin, grâce à la concentration de la population francophone dans le Nord du Nouveau-Brunswick, cette province échappe à l’hécatombe.[25]Jean-Claude Vernex.« Regards sur la francophonie canadienne hors Québec ».Le Globe, Revue genevoise de géographie, tome 126 (1986), p.59-70.

En 1982, le premier ministre Trudeau réussit à vaincre les dernières résistances des provinces anglophones et obtient le règlement d’une réforme constitutionnelle qui enchâsse dans la constitution de 1867 la Charte canadienne des droits et libertés.Pour lui, l’intégration dans une charte des principes de droits et de libertés individuels constitue le meilleur moyen pour protéger les citoyens appartenant à une minorité contre l’arbitraire de l’État et la tyrannie des majorités.L’article 23 de la Charte garantit l’éducation en langue française à tous les francophones à l’extérieur du Québec et une éducation en langue anglaise à tous les anglophones du Québec dans des établissements scolaires de la minorité linguistique.[26]Article 23, Loi constitutionnelle de 1982.Site web de la législation (justice).http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/Const/page-15.html#h-47.Page consultée le 7 juillet 2018.Cent ans après la création de la fédération canadienne, les droits scolaires des francophones étaient enfin reconnus par la constitution et l’article 23 et consacrait l’essor dans chacune des provinces anglophones d’un système scolaire francophone complet et autonome.

***

Ainsi, plus de cent ans après l’adoption de la Confédération, le gouvernement canadien renouait avec son rôle de protecteur des minorités en inscrivant dans la constitution l’éducation des francophones hors Québec et des anglophones au Québec comme un droit fondamental.Ce faisant, les droits scolaires des minorités officielles - francophones hors Québec et anglophones au Québec - n’étaient plus à la merci de la majorité ou des aléas de la politique, ils devenaient un principe constitutionnel que les provinces toujours souveraines en éducation se devaient de respecter sous peine de voir leur loi être déclarée anticonstitutionnelle et invalidée.Lors de conflits judiciaires entre les provinces et les minorités francophones, il revenaient aux juges de la plus haute cour du pays, la Cour suprême du Canada depuis 1949, de trancher les litiges en se fondant sur l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés.Le juriste Pierre Foucher n’hésite pas à voir dans le droit un instrument en faveur de la minorité francophone pour s’assurer du développement, puis du contrôle, de ses institutions scolaires et qui permet de contrebalancer la loi du nombre qui sert généralement les intérêts de la majorité.[27]Pierre Foucher.« Droits et lois linguistiques: le droit au service du Canada français », dans Joseph Yvon Thériault, Linda Cardinal et Anne Gilbert (dir.).L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada, Nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations.Montréal : Fides, 2008,p.463-511.

C’est à une véritable révolution politique que le premier ministre Trudeau conviait tous les Canadiens au début des années 1980.Ainsi, on passait de la politisation de la question des droits scolaires des minorités francophones à sa judiciarisation.Pour certains critiques de ce phénomène de judiciarisation, le gouvernement des juges s’est substitué au pouvoir du parlement et de ses représentants élus permettant ainsi à des groupes de pression d’imposer leurs vues éducatives à la majorité.Bien qu’elle ne soit pas exempte de critiques, il reste que la « Révolution » de 1982 a permis de restaurer les droits des minorités francophones généralement à la satisfaction de ces derniers et de trouver enfin pour le Canada l’équilibre tant recherché un siècle plus tôt par les Pères de la Confédération entre la cohésion nationale et la préservation de la culture et de la langue de la minorité francophone.Pour cette dernière, la patience constituait une vertu qui avait finalement porté ses fruits.

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