Réconcilier économie et écologie①
Emmanuel Delannoy
Jacques Weber*Jacques Weber(1946—2014) est anthropologue et économiste français, spécialiste de la biodiversité et de la gestion des ressources naturelles., économiste et anthropologue français, avait coutume de dire que la pauvreté n’est pas qu’une question d’argent. Etre pauvre, c’est être dans l’incapacité d’agir sur son futur. Il ajoutait que la misère, c’est être dans l’incapacité d’agir sur son présent. Pauvreté, misère : plus qu’une question pécuniaire, une question de matrise. Il en va de même avec la richesse. Car enfin,quoi nous servent, au juste,toutes ces ressources et richesses accumulées ?
On parle aujourd’hui de développement durable, voire de 《 développement soutenable 》*《 Développement soutenable 》 est en effet une traduction plus fidèle l’expression anglaise 《 sustainable development 》.. Mais de quoi s’agit-il exactement ?Cette expression,issue d’un compromis politique entre pays développés et pays en développement,ressemble plusun vu pieux qu’une vision ambitieuse pour l’avenir. De surcrot, elle ne nous dit rien, ou presque, sur la manière d’agir concrètement. Comment faire ?
Je vais donc tenter, dans les lignes qui suivent, de poser les jalons de ce que pourrait être une 《 prospérité soutenable 》, une confiance retrouvée reposant sur une nouvelle articulation des liens entre biodiversité, humanité et économie. Car ce dont il est question ici, c’est de notre rapportl’avenir et au vivant.
Tel qu’il est défini dans le rapport Brundtland*Gro Harlem Brundtland, 《 Our common future 》, rapport l’ONU, 1987., 《 Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futuresrépondre aux leurs. 》. Il est souvent associéun schéma, reproduit ci-dessous, représentant les articulations entre société, environnement et économie.
Si cette représentation a le mérite de poser correctement les termes du débat, notamment parce que les mots sont bien choisis, elle présente le défaut majeur de permettre une interprétation erronée de la façon dont les choses se passent et s’articulent dans la vie réelle. En effet, certains auteurs ont pu proposer une théorie dite de la 《 durabilité faible 》, dans laquelle les sphères ci-dessus fonctionneraient un peu comme des vases communicants. Selon cette interprétation, si la sphère écologique devait être en partie 《 sacrifiée 》 au développement économique, ce ne serait pas si grave puisque nous aurions gagné d’un cté ce que nous aurions perdu de l’autre.
Mais, si on agence nos trois sphères d’une manière plus conformela réalité, on obtient une représentation plus factuelle et objective des choses.
Cette vision, proposée par l’économiste René Passet*L’Économique et le vivant, Payot, 1979., est en effet plus fidèlela réalité.
La biosphère, autrement dit le tissu vivant de la planète, constitue l’enveloppe externe. Elle est le support de tout ce qui vit sur la Terre. En tant qu’espèce vivante, l’humanité, ici représentée sous le nom d’anthroposphère, est apparue au sein de la biosphère, qui constituela fois le socle et la limite de son épanouissement. L’économie, en tant que système d’organisation inventé par les humains pour produire et répartir des richesses, est un sous-système de l’anthroposphère. Même si,observer le monde aujourd’hui, il est possible de se demander si c’est l’économie qui est au service de l’humanité ou si c’est l’inverse... Mais je vous laisse apportercette question la réponse qui vous conviendra le mieux.
Si cette représentation graphique est plus factuelle, il manque toutefois quelque chosece schéma. Car, et c’est un point fondamental de l’approche système, il s’agit d’observer et de comprendre non seulement les entités, mais aussi et surtout les relationsentreces entités. Comment interagissent les trois éléments que sont l’économie, l’humanité et la biosphère ?Par quel mécanismes ce système, pourtant physiquement limité, a-t-il pu se perpétuer jusqu’ici ?
Le schéma qui suit présente, de manière simplifiéel’extrême, quelques-unes des relations entre ces entités. Il dévoile aussi ce qui n’apparaissait pas dans les schémas précédents : le moteur du système.
Car la biosphère est bien dotée d’un moteur, même si celui-ci en est, fort heureusement d’ailleurs, situé très loin : il s’agit du Soleil. Son rayonnement permet de maintenir sur la Terre une température propicela vie, tout en fournissant l’énergiela base de toutes*A l’exception notable des écosystèmes situés dans les grands fonds marins, alimentés par l’énergie volcanique.les chanes alimentaires,via la photosynthèse des végétaux. On le voit ici : économie, anthroposphère et biosphère interagissent continuellement.
Retenons ici une chose : le premier schéma du développement durable présente une intention généreuse, mais n’offre pas un cadre pertinent pour l’action. Le dernier schéma proposé nous permet de comprendre que ce sont sur les relations entre les éléments, plus que sur les éléments eux-mêmes, que nous pouvons agir afin de préserver l’équilibre du système.
Je vous propose de développer ici trois constats. Non qu’ils soient les seuls possibles, mais j’ai choisi ceux-lparce qu’ils me semblent particulièrement éclairants pour appréhender l’ampleur des transformationsl’uvre. Le premier constat est celui de l’inversion des raretés.
La première révolution industrielle, au XIXème siècle, a été rendue possible par l’exploitation massive des combustibles fossiles, notamment le charbon, le pétrole et le gaz, ainsi que d’autres ressources minérales comme le fer et l’uranium. L’accroissement considérable des moyens mécaniques disponibles pour l’exploitation des ressources naturelles a permis un développement rapide de l’agriculture intensive et de la pêche, provoquant une érosion des sols et un effondrement des stocks halieutiques. Nous avons exploité avec tant d’efficacité ces ressources, fossiles ou vivantes, qu’il aura suffi d’un siècle et demi pour aboutirleur raréfaction, leur déplétion, voire l’effondrement de certaines d’entre elles.
Mais, dans le même temps, les connaissances se sont accrues dans des proportions considérables. Elles sont aussi mieux partagées, grce aux systèmes d’éducation et de transmission des savoirs progressivement mis en place dans l’ensemble des pays du monde. La population mondiale, aujourd’hui sept fois plus nombreuse qu’alors, est nettement mieux éduquée qu’elle ne l’était en 1840. L’information circule aujourd’huila vitesse de la lumière, et nous avons la possibilité, avec Internet, de coopérer d’un boutl’autre de la planète. Mieux informés, mieux éduqués, reliés les uns aux autres, nous avons la possibilité d’anticiper et de prendre en main notre destin. C’est une chance historique qu’il est de notre responsabilité commune de saisir.
Le second constat est celui de la désynchronisation.
Pétrole, charbon, gaz naturel, métaux, bétons sont des productions d’écosystèmes disparus il y a des centaines de millions d’années. Ils sont le résultat de processus biologiques qui ont favorisé la précipitation des métaux dans une atmosphère devenue oxydative suitel’apparition de la photosynthèse, de la lente fermentation de débris végétaux et animaux aboutissant aux stocks actuels d’hydrocarbures fossiles, ou encore du dépt graduel de sédiments. C’est en effet l’accumulation au fond des océans, pendant des centaines de millions d’années, de squelettes externes de micro-organismes marins qui estl’origine des roches calcaires avec lesquelles nous fabriquons le béton, ou d’autres roches plus nobles comme les marbres qui ornent temples et palais.
Nos villes, notre industrie, notre agriculture sont donc bties sur les restes de mondes disparus. Nos sociétés puisent les ressources de leur développement dans les reliques desges profonds. Ces ressources s’épuisent, mais nous continuonsfaire comme si elles devaient être pour toujoursnotre disposition. Jamais l’économie mondiale n’a été aussi intense en énergie et en matériaux qu’aujourd’hui. Elle mobilise chaque année une quantité de ressource équivalentece que les écosystèmes du passé ont mis un million d’annéesproduire.
Le troisième constat est celui de la systémique des limites.
Nous sommes simultanément en train de dérégler le climat, de détruire la biodiversité, d’acidifier les océans, d’épuiser les ressources mobilisables en azote et en phosphore tout en saturant les écosystèmes de ces nutriments qui provoquent une asphyxie des lacs, estuaires et milieux ctiers. Les pollutions organiques et minérales se répandent dans tous les milieux naturels et infiltrent toutes les chanes alimentaires, jusqu’l’homme lui-même... Et la liste est encore longue.
Ces constats, accablants, pourraient être désespérants. La tentation est grande, pour nos cerveaux éduquésune approche réductionniste des choses, de séparer les enjeux pour tenter d’en dégager des priorités,afin de les traiter les uns après les autres. Mais ce serait sans compter leurs interactions. Car ces limites interagissent les unes avec les autres. Cloisonner les problèmes sans essayer de comprendre leurs interactions, sans avoir une vision globale des enjeux, c’est courirl’échec.
Mais ces trois constats sont aussi une opportunité. Tenir compte de l’inversion des raretés pour inventer une nouvelle économie, reposant sur l’humain et ses compétences, doit nous permettre de nous resynchroniser avec la nature.Un nouveau modèle de développement, compatible avec les limites de la biosphère, estportée de mains.
Ces limites, que nous venons d’inventorier, nous semblons aujourd’hui les découvrir,bien tardivement et avec une candeur presque touchante. La nature, elle, les a intégrées depuis des milliards d’années. Cela fait 3,8 milliards d’années que la vie se perpétue, dans un système fermé, aux ressources limitées, avec pour seule source d’énergie le rayonnement solaire. 3,8 milliards d’années que la vie invente, innove, se diversifie, s’adapte, évolue, structure la matière et l’information. 3,8 milliards d’années que la vie utilise en boucle fermée les mêmes ressources, valorisant l’ensemble de ses déchets.
S’inspirer de la nature pour innover autrement, durablement, en cherchantcomprendre ce qui fait que 《 dans la nature, ça marche 》 et 《 pourquoi ça dure 》, c’est l’objet du biomimétisme. La longue évolution du vivant s’est peupeu structurée autour de principes fondamentaux que nous commençonscomprendre. Ces 《 principes du vivant 》 permettent aujourd’hui une nouvelle approche de l’innovation, pleine de promesses.
On parle généralement des 《 3 niveaux du biomimétisme 》.
Le premier, c’est celui qui consistes’inspirer du vivant pour ses formes ou ses structures afin concevoir de nouveaux produits. C’est le cas par exemple des surfaces antibactériennes inspirées par les propriétés 《 antifouling 》 de la peau des requins, ou encore des termitières dont le mécanisme de climatisation passive a inspiré la conception de certains btiments récents.
Le deuxième niveau est celui des procédés. Il s’agit de s’intéresser non pas au résultat, mais au procédé par lequel ce résultat est obtenu. Les organismes vivants synthétisent de la matière, stockent et restituent l’énergie, parfois avec des performances que nous leur envions, mais surtout avec une grande économie de moyens. Les diatomées, ou certaines éponges, sont capables de synthétiser du verretempérature ambiante, en contrlant la cristallisation du silicium. A comparernos procédés, intenses en énergie, qui consistentfaire fondre du sabletrès haute température. Les ormeaux sont capables de synthétiser des céramiques particulièrement dures, comparablesnos céramiques industrielles réservéesdes applications de pointe,partir d’éléments minéraux dissous dans l’eau de mer. Les araignées fabriquent,température etpression ambiante,partir d’éléments abondants et non toxiques, une soie comparable, en termes de propriétés mécaniques, au kevlar©. Ces exemples démontrent que performances techniques et sobriété énergétique ne sont pas incompatibles.
Le troisième niveau est celui qui consistes’inspirer du fonctionnement des écosystèmes, de leurs dynamiques, des échanges qui s’y produisent et des propriétés émergentes qui y apparaissent. L’agroécologie ou la permaculture s’inspirent du fonctionnement naturel des écosystèmes en reproduisant au sein d’un système de production agricole les complémentarités entre organismes végétaux et animaux afin d’utiliser rationnellement les ressources. L’écologie industrielle consistemailler les flux des acteurs économiques d’un territoire, les déchets des uns devenant les ressources des autres, comme dans un écosystème.
A travers le biomimétisme, nous découvrons que la nature peut être une source d’inspiration. Il est possible, sans la dégrader, d’y puiser des ressources immatérielles dont la valeur est au moins équivalente, voire largement supérieure,celle des ressources matérielles que nous surexploitons aujourd’hui.
Il est donc souhaitable, dans notre intérêt et pour notre avenir commun, de mieux préserver et connatre les écosystèmes, ainsi que leurs dynamiques d’interactions, d’adaptation et d’évolution. L’écologie, en tant que science des relations entre les êtres vivants, est un formidable modèle pour comprendre et interpréter la complexité du monde dans lequel nous vivons.
L’économie circulaire peut être définie comme une économie inspirée par le vivant, visantdécoupler la création de valeur de la consommation de ressources naturelles. Elle s’oppose en celanotre économie actuelle, linéaire dans le sens où elle épuise d’un cté les ressources pour accumuler les déchets de l’autre.
L’économie circulaire est constituée de plusieurs éléments qui, combinés, prennent sens et se renforcent mutuellement :
• L’écoconception permet un usage plus rationnel et une meilleure traçabilité des matières, favorise leur valorisation et leur réemploi. Elle permet aussi le réemploi des éléments semi finis en réduisant leur nombre et en facilitant leur séparation. L’écoconception peut aussi être appliquéela distribution,la réduction des distances parcourues,une réflexion globale sur l’emballage, ainsi qu’aux scénarios d’usage. En rendant visible les cots cachés et les externalités, elle rend possible une meilleure satisfaction des besoins des consommateurs tout en renforçant la compétitivité des entreprises.
• L’écologie industrielle repose sur une vision systémique, contextualisée et prospective des flux sur un territoire : matières premières, énergie, eau, déplacements des personnes, savoirs et compétences. Il s’agit d’identifier les synergies potentielles, de développer les interfaces, de valoriser les ressources disponibles localement, de mettre enuvre des circuits courts de valorisation énergie et matière et de mutualiser les services, équipements et infrastructures qui peuvent l’être.
• L’économie de fonctionnalité et de la coopération est un modèle de création de valeur reposant sur la vente de l’usage et des fonctions d’un bien, plutt que sur la vente du bien lui-même. La mobilité plutt que la voiture, l’éclairage plutt que les ampoules, etc. En incitantprolonger la durée de vie des produits, l’économie de la fonctionnalité rend possible une forte réduction des consommations de matières premières. Elle favorise la relocalisation d’emplois de service ou de maintenance, sécurise les approvisionnements des entreprises et limite les impacts des cycles économiques sur l’activité.
• L’économie collaborative trouve sa source dans des initiatives citoyennes et solidaires comme le partage et la mutualisation de biens, les achats groupés ou le covoiturage.Elle expérimente de nouveaux modèles économiques permettant la satisfaction des besoins tout en optimisant le taux d’utilisation des équipements.
• L’alimentation est aussi concernée,travers la lutte contre le gaspillage alimentaire, la vente en vrac, les circuits courts, les coopératives de consommateurs ou des productions écologiques et viables sur des petites surfaces.
Cette liste n’est pas exhaustive,car, en outre, l’essentiel n’est pas l. Bien plus qu’un assemblage de solutions techniques visantrecycler ouréduire les déchets, l’économie circulaire doit relever d’une véritable stratégie. Ce sont les innovations immatérielles qui conditionnent le succès de l’économie circulaire.
Selon les époques et les cultures, la nature est une entité idéalisée, une 《 pachamama 》 (Terre-Mère)nourricière quasi divinisée. Ou,l’inverse,une chose effrayante, capricieuse et dangereuse dont il faut se tenirl’écart et se protéger. Ou encore une sorte de 《 far-west 》, territoire viergecoloniser, canaliser et domestiquer.
En 1637, dansLediscoursdelaméthode, René Descartes invitait l’humanitése 《 rendre comme matre et possesseur de la nature 》. Autrement dit,mobiliser toutes les ressources de la raison, du savoir et de la technique pour affranchir les humains du hasard et des caprices de la nature. Ce texte, écrit au cur du 《 petitge glaciaire 》 qui sévissait alors en Europe, est souvent considéré en occident comme l’un des actes fondateurs de la modernité. Cette pensée a offert un cadre favorable aux progrès considérables de la médecine et de l’agriculture, puis,travers l’industrie, au développement de technologies toujours plus poussées, dont le but pourrait se résumerun seul objectif : extraire l’Homme de sa condition d’espèce vivante soumise aux caprices de la nature.
Aujourd’hui, près de cinq siècles après, où en sommes-nous ? Déjouant les funestes prévisions de Malthus et de ses disciples, la population humaine a augmenté dans des proportions considérables. Si chacun ne mange pas encore aujourd’huisa faim, c’est plus une question de répartition que de capacité de production. Notre espérance de vie en bonne santé n’a jamais été aussi élevée, même si elle tend ces dernières annéesplafonner. Les niveaux d’éducation et de développement humain n’ont jamais été aussi élevés qu’aujourd’hui, même si des inégalités criantes et insupportables subsistent voire s’aggravent. Mais, dans ce cas, ce sont plus les relations entre humains que les relations humains-nature qui sont en cause.
Sommes-nous donc devenus les 《 matres et possesseurs 》 de la nature ? La façon dont nous nous heurtons violemment aux limites de la biosphère tenddémontrer le contraire. Erosion des sols, pollution des eaux et de l’air, dérèglements climatiques, effondrement des stocks halieutiques, épuisement des ressources fossiles, perte irréversible d’une partie importante de la biodiversité sont des faits hélas établis et documentés, contre lesquels notre technologie semble bien impuissante. Si la pensée 《 moderne 》, visantséparer l’homme de la nature, a produit d’indéniables résultats, ses effets secondaires dramatiques ne peuvent être balayés d’un revers de la main. La vision réductionniste qu’elle induit nous a masqué l’essentiel : les liens qui nous lientla nature sont bidirectionnels. Intentionnelles ou non, nos actions sur le vivant provoquent des rétroactions que nous ne pouvons ni matriser, ni anticiper, tant elles relèvent de phénomènes complexes, chaotiques et par nature imprévisibles. Nous avons atteint la limite de la pensée moderne et du mode de développement qu’elle induit.
La nature, ou la 《 biosphère 》, pour prendre un terme plus neutre et rationnel, estla base de tout ce que nous consommons et de tout ce qui nous fait vivre : aliments, énergie, matériaux, cadre de vie. Tout ce que nous faisons dépend de la capacité de la naturenous fournir ces ressources et ces services essentiels. Le vrai défi, pour l’humanité du XXIème siècle, est d’apprendredevenir suffisamment agile pour composer avec la spontanéité et la variabilité du vivant, afin de continuersatisfaire ses besoins tout en pérennisant ce bien commun dont elle bénéficie.
Changer notre regard sur la nature, c’est comprendre que nous en dépendons. C’est accepter que nous n’en sommes pas séparés et que, malgré tous nos efforts, nous n’en sommes ni matres ni possesseurs. Cette vision-lde la vie va considérablement changer la structuration de notre pensée. Elle nous invitenous penser autrement, nous, êtres humains partageant l’habitat d’une cohorte d’espèces vivantes non humaines. Cette vision de la vie nous inviteinventer une nouvelle éthique des relations entre vivants humains et non-humains. Une éthique qui dépasse les débats entre anthropocentrisme, bio-centrisme ou éco-centrisme. Une éthique qui accepte la complexité du monde plutt que d’essayer de la travestir par une approche réductionniste. Une éthique fondatrice,centrée sur les relations entre les entités et non plus sur les seules entités considérées isolément. Une éthique de l’humilité, du lcher prise, du non-agir parfois, tant les forces avec lesquelles nous interagissons nous dépassent. Cette nouvelle relation entre vivants humains et non-humains changera notre manière d’interagir avec le vivant. Loin d’être un renoncement, elle pourrait bien amorcer une nouvelle phase, plus harmonieuse, plus joueuse peut-être, de l’épanouissement humain. La posture de l’humanité s’apparenterait alors pluscelle d’un surfeur, humble et agile sur la crête de la vague, qu’celle du conducteur d’un bulldozer,la puissance factice et finalement illusoire quand les éléments finissent par se déchaner.
Dépasser la sémantique incantatoire du développement durable pour passerl’action nécessite d’avoir un cadre de référence stratégique, clair, factuel et partageable entre tous. Il s’agit de nous outiller pour naviguer avec aisance dans un monde complexe. Il s’agit de 《 casser les silos 》 de la pensée 《 as-usual 》 pour aborder de front l’ensemble des enjeux écologiques, mais aussi bien sr humains et économiques. Economie circulaire et biomimétisme sont bien sr utiles, mais comment les articuler avec le vivant ? Comment, concrètement, agir dans nos entreprises, nos territoires, nos villes, nos écoles et nos universités ?
Nous ne partons pas de rien. Comme l’aurait dit Newton, si nous pouvons voir loin, c’est que nous sommes assis sur les épaules des géants. En l’occurrence, Bill Mollison, David Holmgren, et d’autres, 《 fondateurs 》 de la permaculture.
La permaculture est une méthode systémique et globale,inspirée des écosystèmes naturels, pour permettre la conception de systèmes de production durables. Théoriquement applicabletout système de production ou organisation humaine, elle reste encore largement associéela seule production agricole et, dans une moindre mesure,la conception d’habitats ruraux.
Pourtant, en les étudiant de plus près, les principes de conception permaculturelle, reposantla fois sur une approche empirique et sur des fondamentaux scientifiques robustes, sont applicables avec pertinencela conception de systèmes de production industriels ou tertiaires, ou encore de modèles économiques, voire globalementtoute activité ou système conçu, aménagé et géré par l’Homme, et cetoute échelle.
L’objet et la raison d’être de la permaéconomie sont d’étendrel’ensemble des activités humaines les principes de la permaculture.
La permaéconomie est une économie entretenant d’elle-même les conditions de sa propre pérennité. Elle vise une production de valeur nette positive, compatible avec les limites de la biosphère. Son objectif est de permettre une production de biens et de services rentables et créateurs d’emplois tout en réinvestissant dans les socles fondamentaux que sont les humains, la société et les écosystèmes. Elle chercheéviter tout cot caché et toute externalité négative etconsolider, voire régénérer les facteurs de production que sont la compétence, la confiance et l’épanouissement humain ; la cohésion sociale, le vivre ensemble, la sécurité et l’accès aux soins,l’information etl’éducation; et enfin la pleine fonctionnalité, la résilience et la capacité d’évolution des écosystèmes.
En complétant et en articulant l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité et de la coopération, le biomimétisme et l’innovation agile, la permaéconomie offre un cadre éthique et opérationnel,la fois systémique, c’estdire mettant l’action sur les liens et les interrelations plutt que sur les entités ;holistique, c’estdire offrant une vision globale et décloisonnée ;et fractal, c’estdire déclinabletoute échelle, du projetl’organisation des systèmes de production en passant par celle des territoires.
La permaéconomie peut être, pour notre époque en quête de sens et d’un nouveau souffle, une formidable opportunitésaisir.
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Résumé : Les changements affectant notre environnement questionnent la capacité de la biosphèresoutenir durablement l’épanouissement humain. Dans cet article, nous allons revisiter le concept de développement durable pour proposer, au-deldes bonnes intentions, un cadre systémique et opérationnel. Nous analyserons ensuite comment l’inversion des raretés, la désynchronisation et le dépassement des limites de la biosphère sont les piliers d’une profonde mutation en cours. Ces constats nous inviteronsexplorer comment, avec le biomimétisme, la nature peut être une source d’inspiration pour une économie dite circulaire car reposant sur des flux d’énergie, de matières et surtout d’information. La conclusion ouvrira sur le concept de 《 permaéconomie 》, inspiré de la permaculture et reposant sur une nouvelle éthique, 《 postcartésienne 》 des rapports entre vivants humains et non-humains.
Mots clés : développement durable ; économie circulaire ; biomimétisme ; économie écologique ; permaéconomie
D55
A
1002-1434(2017)02-0049-10
①编者按:本文系作者根据其在“法语国家与地区研究高端论坛”第十七讲中的讲话稿整理而成。该论坛简报详见59页。
(作者信息:Entrepreneur, conférencier, auteur, Emmanuel Delannoy a contribuéla construction de l’Agence française de la biodiversité. Il a également été chargé par le gouvernement d’une mission sur les emplois de la biodiversité.
Il est l’auteur dePermaéconomieet deL’économieexpliquéeauxhumains, aux éditions Wildproject, et a contribuéde nombreux ouvrages collectifs, dont leDictionnairedelapenséeécologique(PUF) ;Humanitéetbiodiversité,manifestepourunenouvellealliance, (Descartes et Cie) ;S’approprierlesclésdelamutation, (Chroniques sociales), ou encore le guide NatureParifEntreprises,relevezledéfidelabiodiversité.)