FRANÇOIS DUBÉ*
La tête dans les nuages de Beijing
FRANÇOIS DUBÉ*
Trop souvent, les touristes étrangers visitant Beijing se contentent de déambuler sur la place Tian’anmen et de s’entasser dans la Cité interdite ou leshutongétroits de la capitale chinoise. Or, pendant que ces endroits mythiques monopolisent l’attention des curieux, tout un monde à la verticale reste inexploré : celui des gratte-ciel de Beijing, qui dominent de plus en plus l’horizon, et qui offrent une fenêtre sur le passé, le présent et l’avenir de la ville.
Contrairement à Shanghai - obsédée par un panoramique tape-à-l’oeil - ou à Hong Kong, avec son ciel suffocant et brumeux, les hauteurs de Beijing sont dispersées un peu partout dans la ville et donc impossibles à embrasser d’un seul coup de regard. Or, parcourir la capitale chinoise en regardant vers les hauteurs, du nord au sud et de Haidian à Chaoyang, offre un tout autre point de vue sur la ville et permet d’apprécier les changements parfois radicaux qui s’y sont produits au cours des années.
Beijing compte actuellement plus de 900 hauts bâtiments parsemés dans toute la ville, à travers lesquels on peut observer l’évolution de toute une gamme de styles architecturaux, allant des influences « sino-soviétiques » des années 50 à un post-modernisme éclaté aujourd’hui. Je vous invite à m’accompagner dans une balade à travers la ligne d’horizon architecturale de la capitale chinoise, pour en découvrir les changements dans le temps et l’espace.
Nous commençons notre tournée aux environs de la place Tian’anmen, notamment dans les quartiers Xicheng et Dongcheng, où les architectes chinois se lancèrent à l’assaut des hauteurs pour la première fois. En 1959, lors du 10eanniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, le gouvernement central décida de lancer une grande initiative d’urbanisme pour moderniser l’image de la capitale : la construction de 10 grands bâtiments, chacun symbolisant une année depuis la fondation de la nouvelle Chine.
Ces bâtiments monumentaux, conçus par l’Institut de conception architecturale de Beijing, et qui trônent encore aujourd’hui, ont lancé en grand l’ère des gratte-ciel en Chine. Construits à grande échelle et équipés d’installations modernes pour l’époque, ils ont aidé à établir et à célébrer l’image de la « Nouvelle Chine » et à redéfinir Beijing comme une ville moderne et à l’avant-garde.
L’un de ces 10 bâtiments est l’Hôtel Minzu, situé sur l’avenue centrale de Chang’an, qui est reconnu comme le premier véritable gratte-ciel de Beijing. Complété en 1959, l’hôtel possède une hauteur modeste par rapport à celle des gratte-ciel construits à nos jours, mais qui suffit à lui donner le titre de la plus haute structure autonome à Beijing entre 1959 et 1964.
Moins hauts, mais tout aussi emblématiques du style de cette époque sont le Musée militaire de la Révolution du Peuple chinois, influencé par le cubisme soviétique, et le Palais des Expositions de Beijing, construit en 1954, qui est peut-être l’exemple le plus frappant de l’influence russe dans la capitale. Avec ses 13 étages, le Palais culturel des ethnies, datant de 1959, figure aussi parmi les premiers gratte-ciel de la ville. Il s’agit d’un bâtiment moderne avec des touches traditionnelles chinoises, dont l’élément le plus distinctif est sans doute son toit en plusieurs couches, qui rappelle les formes d’une pagode, avec des arêtes incurvées et des bords hérissés.
Le Palais culturel des ethnies, l’un des dix bâtiments de Beijing construits dans les années 1950
Ce premier lot de bâtiments ouvrit la porte d’une nouvelle ère. Non seulement ils combinaient harmonieusement des influences à la fois chinoises et étrangères, créant un nouveau style propre à la capitale, mais la Chine avait aussi pour la première fois la capacité de projeter des constructions à la verticale. Pour ses deux raisons, ce grand projet d’urbanisme envoyait un message clair : l’architecture chinoise s’était résolument engagée sur la voie de la modernité.
La seconde vague de construction en hauteur débuta en 1989, résultat direct de la réforme et de l’ouverture du pays. Délaissant les influences soviétiques de la vague précédente, les nouvelles constructions se sont mises à la page des dernières tendances mondiales, adoptant des conceptions fonctionnelles et résolument futuristes.
La tour centrale de radio-télédiffusion de Beijing se dresse à l’ouest de Tian’anmen, comme un arbre solitaire dans l’arrondissement Haidian - autrement relativement plat. Construite en 1994, la tour est située en bordure du grand parc Yuyuantan, d’où les passants peuvent admirer les magnifiques couleurs de la tour en soirée. La tour intégrait pour la première fois des servicesaux visiteurs, incluant un pont d’observation et un restaurant tournant offrant des vues panoramiques.
La Tour centrale de radio-télédiffusion est l’une des dix grandes constructions réalisées à Beijing dans les années 1990.
En août 2016, le gratte-ciel Zun de Chine, s’élevant à 528 m, a dépassé la tour intitulée China World Trade Center Tower 3 (330 m) pour devenir l’immeuble le plus haut de Beijing. (Dessin montrant le Zun de Chine achevé)
En poursuivant notre voyage vers l’est, nous quittons le centre géographique de la ville pour entrer dans son centre économique. L’arrondissement Chaoyang sert depuis quelques années de plate-forme de démonstration architecturale du Beijing de demain. Ici, Beijing ne cède en rien à New York ou Londres quant à l’ultramodernité, la créativité et les ambitions de son architecture.
Située près de la troisième périphérique, la première haute tour de ce quartier fut celle du complexe commercial et financier China World Trade Center. Cette première tour inaugura un long boom de développement, et la construction du complexe ne fut achevée qu’en 2010. Il s’agissait en fait de la première pierre du nouveau complexe commercial et financier de la capitale : le Quartier d’affaires central de Beijing, dont les hautes tours illuminées se détachent à présent dans le ciel de la capitale.
Mais l’immeuble phare de cette période devint vite le Centre Jing Guang, une tour de 52 étages qui trône encore aujourd’hui au cœur de Chaoyang. Terminée aussi en 1989, la tour de 208 m - dont le nom signifie le Centre Beijing-Guangzhou -resta le plus haut édifice habité de Beijing jusqu’en 2006. Il s’agissait du premier immeuble offrant un milieu de vie intégré entièrement fonctionnel dans la capitale, comprenant des hôtels, des bureaux, des appartements de luxe, des restaurants et des lieux de divertissement.
Une troisième vague, beaucoup plus importante, débuta en 2004 et se poursuit encore aujourd’hui, durant laquelle plus d’une douzaine de gratte-ciel de plus de 150 m furent érigés. Au cours de cette troisième vague, on observe un refus de la fonctionnalité pure et simple pour une volonté d’un design plus organique, plus adapté et somme toute plus original.
Le bâtiment du siège de la télévision d’État CCTV est la vedette de cette récente vague. Ne laissant personne indifférent, le bâtiment est en réalité une boucle de six sections horizontales et verticales, avec un centre ouvert, et récouverte d’une grille irrégulière. Les résidents de la capitale n’ont pas tardé à lui affubler un surnom affectueux : « la grande paire de pantalons », en raison de sa forme radicale qui en a fait un emblème incontournable.
Ses formes irrégulières représentent une rupture par rapport à la perspective classique et aux idées modernistes des vagues précédentes, notamment l’idée de la pureté structurelle. Ce qui frappe chez le design du bâtiment est qu’il met pleinement en valeur les impuretés et les imperfections, au lieu de chercher à les dissimuler. Il est également difficile de proprement « saisir » le bâtiment, car selon le point de vue et l’angle, il semble parfois grand et parfois petit, parfois fort et parfois faible. Somme toute, c’est cette ambiguïté qui frappe l’imagination des passants.
En plus de l’innovation, la troisième vague fut également celle de la démesure. À côté du China World Trade Center, où la troisième tour fut achevée en 2010, se dresse un nouveau géant : le Zun de Chine. Bien que toujours en construction, ce gratte-ciel est déjà devenu un nouveau point de repère dans la capitale. La forme ascendante douce et courbée du bâtiment ressemble quelque peu à un vase cérémonial antique chinois appelé unzun, duquel la tour tire son nom. Ce concept traditionnel sera également appliqué à d’autres éléments de la tour, y compris les entrées, le hall et le pont d’observation. Une fois achevée, la tour deviendra le bâtiment le plus élevé de Beijing, à 528 mètres.
Ole Scheeren, l’architecte derrière le concept du siège de CCTV, a dit : « Beijing a une capacité incroyablement forte à complètement outrepasser sa propre histoire sans pourtant ne jamais renoncer à son identité. » Me tenant au cœur de cette forêt de métal et de vitre qui a poussé dans le quartier Chaoyang, je ne peux qu’acquiescer à ces mots. Avec l’achèvement de la construction du Zun de Chine prévu pour juillet 2017, dont le design est à la fois ultramoderne et hérité directement de la culture chinoise, cette quête d’une fusion entre modernité et tradition atteindra un nouveau sommet - à la fois au sens figuré et littéral.
*FRANÇOIS DUBÉ est un journaliste canadien basé à Beijing.