FRANÇOIS DUBÉ*
Vestige du passé, oasis oublié Une visite à Khara-Khoto, vestige d’une mystérieuse civilisation éteinte au Nord de la Chine
FRANÇOIS DUBÉ*
Peu de lieux méritent que l’on endure un voyage inconfortable de huit heures dans un bus glacial à travers des centaines de kilomètres de sable. Or, lorsque l’imposante forteresse de Khara-Khoto se dessine à l’horizon, et que ses tours et ses murs rongés par le vent sec du Gobi se détachent sur le ciel parfaitement bleu, il ne fait aucun doute que le spectacle en vaut la peine.
Située dans la bannière d’Ejina, tout au Nord de la Chine en Mongolie intérieure,Khara-Khoto signifie en langue mongole la « ville noire ». Elle est ainsi nommée en raison de la rivière (maintenant asséchée) qui abreuvait la ville en eau, ressource si précieuse dans une région autrement désertique. On ne trouve plus aujourd’hui que les ruines de la splendeur passée de cette ville fortifiée. Les murs épais et quelques tours ont su résister à l’érosion des années, et se dressent encore comme un défi au temps et au climat aride du nord de la Chine.
Établie en 1032, Khara-Khoto était une ville frontalière des Xia occidentaux (1038-1227), un royaume qui couvrait une partie de la région d’Ordos en Chine. Ce royaume fut établi autour du premier millénaire par les Tangoutes, un peuple tibéto-birman aujourd’hui à toute fin pratique disparu.
Le destin de Khara-Khoto est étroitement lié à sa situation géographique, qui déboucha finalement sur une tragédie. Située aux limites nord du royaume tangoute, la ville fut d’abord prise par les troupes mongoles de Gengis Khan en 1226 lors de sa conquête de la dynastie des Song (960-1279), puis se développa et devint un lieu reconnu pour ses élevages prospères sous le règne de la dynastie des Yuan (1271-1368), en raison de sa position près des steppes mongoles du nord.
C’est à cette époque que la ville fut visitée par Marco Polo - qui la nomme « Ézine » - dans son long périple à travers la Chine de Kubilai Khan, et qu’il décrit dansLe Devisement du mondecomme une ville avec « beaucoup de chameaux, des animaux et des oiseaux de divers genres », dont les habitants sont « idolâtres » (terme qui désignait à cette époque les bouddhistes).
Marco Polo avait sans aucun doute visité la ville en été, car il ne fait aucune référence au froid mordant de cette matinée de janvier, qui est en train de me glacer les os. Mon taxi me dépose non loin du site avant de rebrousser aussitôt chemin. Sans doute effrayés par la température glaciale, les touristes ont complètement déserté l’endroit. Je passe devant le kiosque de vente de billets - vide - et j’enjambe le petit portail, et me voilà libre de vaguer à ma guise dans cette ville légendaire, vestige d’un autre monde.
Le spectacle est imposant. Tout semble figé parfaitement dans le temps, comme il y a 650 ans, quand la ville fut abandonnée. Je m’approche de la tour principale, sur laquelle se dressent toujours quelques stoupas blancs de style tibétain, témoins de la foi bouddhiste du peuple tangoute, autrefois maître de cette région. De longs murs épais se profilent, sur lesquels s’appuient paresseusement de hautes dunes, qui ont grain après grain conquis cette forteresse. Non loin, à quelques pas au sud-ouest de la ville, les ruines d’une mosquée aux lignes moyennes-orientales sont les témoins du passé de la ville comme d’un relai sur la Route de la Soie, où les marchands iraniens et turcs trouvaient un peu de repos sur leur long périple à travers le désert.
Sir Aurel Stein, un archéologue britannique - ou un pilleur de tombes, selon les points de vue - dirigea une expédition qui foula le sol de Khara-Khoto en 1914. La description qu’il en fait dans son livreInnermost Asiasemble parfaitement convenir encore aujourd’hui, plus de 100 ans plus tard :
« Nous avons d’abord aperçu les hauts murs de Khara-Khoto. Cette scène saisissante était sans doute la plus impressionnante que je n’aie jamais vue sur un vrai sol désertique, avec des murs et des bastions massifs s’élevant au-dessus du sol de gravier dénudé qui s’étend vers la ville depuis la rive du fleuve. Il n’y avait rien dans les environs de la ville morte pour nuire à l’effet imposant créé par la force massive de ces murs et à la désolation totale régnant à l’intérieur. »
Sous un ciel si clair qu’il semble s’ouvrir à l’infini, les forts rayons du soleil peinent à réchauffer l’air. Le mélange de sable et de froideur crée une impression paradoxale et menaçante. Sentant mes membres s’engourdir, je me décide à faire le tour de la forteresse, question de ne pas, moi aussi, me figer sur place et devenir une partie de ce paysage dramatique.
Le vent siffle entre les murs un air inquiétant, comme les avertissements de fantômes que j’aurai dérangés. Le spectacle de cette ville en ruines, vidée de ses occupants et transformée en une nécropole à ciel ouvert, laisse entendre que quelque événement tragique s’est produit ici.
En effet, la ville ne connut pas une fin heureuse. Quand, en 1372, les armées de la dynastie des Ming (1368-1644) se mirent à la reconquête des territoires cédés aux Mongols, Khara-Khoto fut la scène d’un siège funeste. Les troupes Ming encerclèrent la ville et détournèrent le cours de la rivière, privant la ville de son accès à l’eau et scellant dès lors l’issue de la bataille. Assoiffés, les troupes mongoles ainsi que les habitants réfugiés derrière les hauts murs furent vite décimés.
La désertification grandissante de la région et les changements climatiques achevèrent ce que les batailles avaient commencé. Selon les experts chinois, dès le milieu du XIVesiècle, les cours d’eau et les sources qui abreuvaient les pâturages autour de la ville se tarirent définitivement, transformant les ruines de la ville en une île isolée au milieu d’une mer de sable doré. Khara-Khoto sombra alors dans un long oubli.
La désertification grandissante de la région et les changements climatiques achevèrent ce que les batailles avaient commencé. Khara-Khoto sombra alors dans un long oubli.
Ce n’est qu’en 1908 que les ruines furent redécouvertes par l’explorateur russe Pyotr Kozlov. Les fouilles russes permirent de déterrer plus de 3 500 peintures, livres et manuscrits en langue tangoute. Des dizaines de coffres furent remplis et expédiés à Saint-Pétersbourg en Russie, où les trésors se trouvent encore à ce jour. Les documents rapportés par Kozlov permirent à plusieurs experts de réaliser une percée dans la compréhension et la traduction des caractères tangoutes, jusque-là restés indéchiffrables.
Aujourd’hui, la ville représente encore une très forte valeur archéologique pour l’étude de l’histoire du royaume tangoute. Les murs actuels de Khara-Khoto, quiforment un périmètre de 1 600 m et atteignent jusqu’à 10 m de hauteur, ont été inclus dans le cinquième lot des unités clés de protection des reliques culturelles nationales par le Conseil des affaires d’État de Chine le 25 juin 2001, afin d’assurer la protection et le déroulement ordonné des recherches archéologiques sur le site.
Ceux d’entre vous intéressés à visiter cet endroit fascinant doivent toutefois être mis en garde : malgré le développement de la région, le site reste encore relativement isolé. Le voyage en train de Hohhot, capitale de la Mongolie intérieure, jusqu’à Ejina vous demandera un peu plus de 15 heures de route. Le voyage en bus de la ville de Jiuquan, au Gansu, prendra environ six heures. Les courageux voyageurs qui tenteront le périple seront amplement récompensés par les paysages renversants et l’hospitalité de gens de la région. Rappelons que malgré des informations répandues par certains guides touristiques, les étrangers ne nécessitent pas de permis spéciaux pour visiter la région.
Une mosquée utilisée par les marchands iraniens et turcs le long de la Route de la Soie.
Quant à moi, je marche maladroitement sur le sable gelé, pensant à ces scènes passées. Le lourd silence du désert n’est brisé que par le vent qui redouble d’ardeur, semblant porter en lui les échos sourds de la tragédie qui terrassa Khara-Khoto et sonna le glas de la civilisation tangoute… Seul dans cette désolation, je me plais à m’imaginer au nombre de ces anciens explorateurs venus découvrir des trésors et réveiller des fantômes. Mais visiblement je n’ai pas l’étoffe de ces pionniers, car je finis par m’avouer vaincu face au froid.
Mon taxi étant parti depuis longtemps, je n’ai pas d’autre choix que de rebrousser chemin à pied à travers le désert jusque dans la ville, où m’attend un bol de thé au lait et un ragoût d’agneau. Je suis les pistes des chameaux et des gerboises à travers les dunes. À une certaine distance, je me retourne pour admirer la ville qui disparaît au loin dans un tourbillon de poussières, comme une ville mirage, une ville fantôme.
*FRANÇOIS DUBÉ est un journaliste canadien basé à Beijing.
Peupliers de l’Euphrate dans la bannière d’Ejina