CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction
Da Yu, inventeur des baguettes
CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction
Chaque mois La Chine au présent vous raconte l’histoire d’une invention chinoise, ancienne ou récente, absolument véridique ou un peu romancée, et de son auteur. Ces personnages qui ont fait la Chine et le monde tels que nous les connaissons aujourd’hui...
Si la baguette est française, les baguettes sont chinoises, tout le monde sait cela. Mais qui a inventé ce moyen simple, efficace et pourtant raffiné, de manger ?
L’histoire des baguettes en Chine remonte à au moins 3 000 ans, et une histoire venue des temps farouches explique le pourquoi du comment de cette invention. Selon la légende, le règne de Shun, un souverain mythique de l’antiquité chinoise, était assombri par de terribles inondations. Shun décida d’envoyer sur place son frère qui était conseiller de cour aux affaires hydrauliques, un certain Gun, qui lui avait exposé ses théories sur l’origine de ces catastrophes et les moyens d’y mettre fin.
Malheureusement Gun était plus versé dans la théorie que dans la pratique. Après plusieurs années d’un travail un peu désordonné, une inondation plus terrible encore que les précédentes mit à bas les digues et les remblais, saccageant les récoltes et noyant les réserves de grain de toute la région. Furieux, l’empereur convoqua Gun à la cour où il le fit mettre à mort. Yu, fils de Gun, supplia son empereur d’oncle de lui accorder l’honneur de poursuivre la tâche de son père pour ainsi laver sa mémoire de la honte impériale qui s’abattait sur la famille.
Yu était ce que nous appelons aujourd’hui un « drogué de travail ». Levé aux aurores, il passait ses journées à travailler jusqu’à l’épuisement. Chaque jour il visitait les chantiers, dessinait des plans et refaisait jusqu’à huit fois les calculs des ingénieurs pour s’assurer qu’ils ne comportaient aucune erreur. Les repas et les pauses-pipi, quoiqu’incontournables, lui paraissaient un gaspillage de temps absolument insupportable. Ses nuits étaient fort courtes. Bourreau de travail, perpétuellement pressé, Yu ne supportait pas le moindre contretemps et entrait dans des colères noires lorsqu’on osait le faire attendre. Soupe au lait, il exécrait l’oisiveté, ne tolérait pas la paresse, houspillait les gens qu’il voyait marcher au lieu de courir, enguirlandait ceux qui bâillaient aux corneilles au lieu de travailler, et faisait fouetter quiconque exécutait avec retard un de ses ordres.
Un jour qu’il terminait, affamé, une réunion de chantier menée au pas de charge, il ordonna au cuisinier de lui préparer séance tenante un en-cas qu’il allait, suivant son habitude, avaler sur le pouce en consultant quelque rapport d’avancement des travaux. Lorsqu’on lui apporta le pot au feu fumant, Yu se brûla les doigts en essayant d’attraper la viande dans la soupe encore bouillante. « Quelle perte de temps insupportable, pestait-il : la viande est cuite et pourtant je ne peux pas la manger ! » Avisant quelques bouquets de bambou qui poussaient là, il en détacha deux brindilles à l’aide desquelles il se mit à pêcher habilement les morceaux flottant dans la soupe pour les avaler goulûment. C’est ainsi que Yu inventa le principe des baguettes qui lui servit pendant les treize années qu’il passa à diriger la construction de canaux et de drainages dans la région.
Sa réputation de persévérance et de détermination allait le conduire jusque sur le trône, puisque c’est lui qui succéda à son oncle Shun, sous le nom de Yu le Grand (大禹). Empereur vieillissant, c’est lui qui généralisa l’usage des baguettes à l’ensemble de l’Empire du milieu, car elles permettaient, affirmait-il, « de réduire le temps perdu à manger et à se laver les mains. » Craignant d’être assassiné pendant un repas, il décréta l’interdiction des couteaux à table au profit des seules baguettes et cuillères en disant : « L’homme honorable se tient loin de l’abattoir et des cuisines et ne tolère aucun couteau à table. »