Nous ne sommes pas tous Charlie
par Lisa Carducci
PRlSE par un travail intensif et urgent, je n'ai ni lu le journal ni regardé les nouvelles à la télé le 7 janvier. Ce n'est que deux jours plus tard que je me suis réveillée au milieu du tumulte mondial. La première image que j'ai vue de l'affaire Charlie Hebdo en fut une de centaines de policiers français qui ratissaient la campagne à la recherche de meurtriers qui venaient d'abattre douze personnes à Paris.
Dans les heures et les jours suivant l'évènement,des chefs d'État de grands pays se sont prononcés contre le terrorisme de quelque origine et nature qu'il soit. C'était la première fois que j'entendais parler de l'hebdo satirique français Charlie. Je voulais voir quel « crime » avait provoqué tant de haine et semé la mort : rien dans l'internet, les journaux ni la télé. Pour ce, je louais la sagesse qu'on avait eue de ne pas soulever davantage de réactions. Tout ce que le public qui avait « raté » l'édition malséante de Charlie pouvait savoir, c'est qu'on y avait reproduit des caricatures du prophète de l'islam, Mahomet, et répété ses paroles ou attribué des paroles qu'il n'avait jamais prononcées.
S'il n'y a rien de mal à publier des caricatures, il faut savoir qu'il y a des cultures dans lesquelles il est interdit de reproduire l'image de Dieu (d'ailleurs, Dieu a-t-il une image ?) ou de ses messagers. Dans les cimetières juifs, aucune photo des défunts n'orne leur tombe. Une amie juive à qui j'en avais fait la remarque m'avait répondu : « Nous ne sommes pas iconolâtres. » Quand j'ai commencé à travailler comme journaliste en Chine, j'ai découvert qu'on ne publie jamais de caricatures des dirigeants politiques, vivants ou défunts.
Or, Charlie est allé trop loin. Par « humour », il a enfreint les règles d'une communauté religieuse parmi les plus structurées du monde ; une communauté nombreuse en France, également en Allemagne. Merkel a remercié les musulmans du pays d'avoir fermement condamné l'attaque du 7 janvier. Défendre la liberté d'expression ne veut pas dire soutenir les actes violents qui vont à l'encontre. Personne ne peut approuver le meurtre comme moyen d'imposer sa pensée.
Notre monde est devenu fou.
On ne tue pas des êtres humains parce qu'ils pensent et agissent à l'encontre de notre philosophie, religion ou culture. Et d'autre part, il est impensable de se taire devant tant d'horreur. Que faire ? Se taire, se cacher et trembler de peur ? Se sentir coupable ? Pas question. À mon avis, Charlie avait passé les bornes et aurait dû s'arrêter pour réfléchir. Au contraire, il est revenu en force avec une nouvelle caricature offensive et en prêtant de nouveau à Mahomet une interprétation de sa pensée. Si l'on veut absolument caricaturer les grands de ce monde, pourquoi pas le sympathique pape François, ou n'importe quel autre personnage qui appartient à une culture où la moquerie, la blague et la caricature ne sont pas interdites ? Pour ma part,jamais je n'aurais cru que la renaissance de Charlie Hebdo répèterait son erreur, la tournant cette fois en provocation bien claire.
Défendre la liberté d'expression ne veut pas dire soutenir les actes violents qui vont à l'encontre
Entre temps, tous les poètes et écrivains du monde ont été sollicités : envoyer un poème ou texte en prose pour « réagir » aux évènements. Je ne me sentais aucunement Charlie ; j'avais même honte d'appartenir à une humanité si malsaine. Puis, j'ai relu l'invitation et compris que je pouvais exprimer ce que je ressentais et extirper de mon cœur cette amertume que tant les inconscients que les réfractaires, tant les provocateurs que les vengeurs, tant les comiques que les violents provoquaient chez moi, aspergeant tout de leur venin mêlé de miel. Et j'ai écrit « La fleur de l'espoir ».
Ce n'est pas parce que les caricatures offensent les musulmans que Charlie Hebdo aurait dû s'abstenir, mais parce que le groupe d'intellectuels qui forment le personnel du journal devrait avoir assez de jugement pour s'abstenir d'offenser qui que ce soit, et savoir respecter toute culture (ce qui inclut la religion)que ce soit. ll ne s'agit pas non plus de passer sous silence les attaques terroristes qui ont lieu aux États-Unis, au Canada, en lsraël ou en Australie, mais entre la dénonciation d'un acte terroriste et le manque de respect envers une culture, il existe une large différence. Certains voudraientils la nier ? Non seulement la France, mais le monde est divisé dans le débat sur les caricatures controversées, irrespectueuses,et la liberté d'expression.
La première publication de l'année de l'Hebdo est allée trop loin. La suivante,volontairement sarcastique et offensante,est inacceptable. Voilà pourquoi je ne suis pas Charlie.
Et vous, qu'en pensez-vous ?