Les mots qui nous manquaient

2018-06-14 07:04:52parFranoisDub
中国与非洲(法文版) 2018年6期

par François Dubé

Passant d’apprenante à enseignante,Lina Ayenew a réalisé un exploit hors du commun : elle a créé le premier manuel d’apprentissage de mandarin adapté à la langue nationale de l’Éthiopie

Lina Ayenew est passée d’apprenante à enseignante en écrivant son manuel de chinois.

Quand Lina Ayenew a posé les pieds en Chine pour la première fois en 2010,elle était loin de se douter qu’elle allait, à sa manière,marquer l’histoire des relations sino-éthiopiennes.

En acceptant un poste de professeure d’anglais au Hunan(centre-sud du pays) en 2011, la jeune femme originaire d’Éthiopie s’est retrouvée plongée dans une culture qu’elle s’est empressée d’assimiler. Or, dans son apprentissage de la langue de Confucius, Lina a rapidement constaté que quelque chose clochait : les manuels en langues africaines étaient inexistants.Les apprenants du continent devaient se résigner à utiliser du matériel d’apprentissage dans une troisième langue pour aborder le chinois.

Quelques années plus tard,Lina a apporté sa pierre à l’édifice des échanges sinoéthiopiens en signant le tout premier manuel de mandarin spécialement conçu pour les locuteurs de l’amharique, une des langues officielles d’Éthiopie parlée par environ 22 millions de personnes.

« Tout comme mon voyage en Chine, ce livre a vu le jour sans que j’aie vraiment de plan concret », dit-elle, humblement.

Publié en mai 2016 à Addis-Abeba, l’ouvrage intitulé Dalu: Introduction to Chinese for Amharic Speakers, a généré un intérêt sans précédent en Éthiopie. Les 2 000 copies se sont rapidement envolées, ce qui a surpris tout le monde, incluant la principale intéressée.« La réaction en Éthiopie a été extrêmement positive. En fait,je ne m’étais pas préparée à une telle demande », avoue-t-elle.Retour sur un parcours inspirant.

D’étudiante à auteure

Originaire d’Addis-Abeba, rien ne prédestinait a priori Lina à la Chine. La jeune fllle se laisse plutôt charmée par les États-Unis, où elle entreprend ses études supérieures en 2006. C’est par hasard qu’elle tombe un jour sur une brochure de l’Association Yale-Chine, une organisation américaine qui envoie des étudiants américains en Chine chaque année depuis 1901.

« J’ai décidé de me rendre à l’une de leurs séances d’information, même si je pensais que c’était sans espoir parce que je n’avais aucune expérience liée à la Chine. Mais à ma grande surprise, ils ont dit qu’ils acceptaient les candidats qui, comme moi,étaient des non-initiés. »

Lina est envoyée à l’École médicale de Xiangya, au Hunan, en 2010, où elle donne des cours d’anglais et de santé publique.Après ce premier contact, elle poursuit sa découverte de la culture chinoise à l’Université des langues et cultures de Beijing pendant deux ans. Lorsqu’elle revient en Éthiopie, elle est frappée par les changements qu’elle y constate.

« J’ai vraiment été étonnée de voir l’énorme impact de la Chine sur ma ville, Addis-Abeba.J’étais surprise par le nombre d’épiceries et de restaurants chinois qui avaient surgi ici et là. Les Chinois construisaient également une ligne de métro léger à travers la ville,leur présence était donc visible partout »,se souvient-elle.

Elle prend vite conscience que la maîtrise de la langue est quelque chose de précieux dans ce nouveau contexte.

« J’ai rencontré de nombreux ressortissants chinois qui travaillaient à Addis.Voyant que je parlais chinois, beaucoup m’offraient du travail. Les traducteurs chinoisamharique étaient très demandés. Or, à l’époque, on ne trouvait pas beaucoup d’Éthiopiens qui parlaient couramment le mandarin. »

Et avec raison : il n’existait à l’époque aucun manuel de langue chinoise en amharique. C’est ainsi qu’a germé en elle l’idée d’en créer un. « Donc, un peu comme un hobby, je me suis mise à écrire ce livre.C’est ainsi que tout a commencé. »

Son expérience en tant qu’étudiante lui a été précieuse dans ce processus d’écriture.Plusieurs Éthiopiens se découragent après quelques semaines d’études, explique-telle, car le système de translittération du chinois est difficile à apprendre et que le contenu des leçons est déconnecté de leur vécu quotidien.

Ainsi, son manuel enseigne la prononciation chinoise directement avec l’alphabet amharique, permettant aux Éthiopiens d’aborder cette langue étrangère par un sentier familier. « En fait, je suis d’avis que l’alphabet amharique capture les sons chinois beaucoup mieux que l’alphabet anglais »,dit-elle.

De plus, les textes abordent des thèmes qui ont un lien direct avec la vie et la culture des Éthiopiens, réduisant la distance culturelle.« J’ai fait en sorte que le livre inclue des contextes particuliers à l’Éthiopie pour que les lecteurs puissent dresser des parallèles entre notre culture et la culture chinoise. »Le manuel est en outre accompagné de leçons audio pour bien enseigner les bases de la prononciation et, pierre d’achoppement des apprenants africains, les variations toniques du mandarin.

Il y a quelques années, personne n’allait en Chine pour étudier. Aujourd’hui,c’est quelque chose de très répandu.LINA AYENEW,auteure de Dalu:Introduction to Chinese for Amharic Speakers

Une relation à long terme

De l’avis de Lina, la « flèvre » du chinois ne risque pas de s’atténuer de sitôt dans son pays. « Les gens en Éthiopie sentent que l’influence du géant asiatique est loin de diminuer. Les parents veulent que leurs enfants parlent mandarin, et les jeunes voient de plus en plus cela comme une façon pour eux d’être plus compétitifs », dit-elle.

On peut s’attendre d’ailleurs à ce que de plus en plus de manuels adaptés aux apprenants africains fassent leur apparition sur les tablettes des magasins, selon elle.

« Il y a quelques années, personne n’allait en Chine pour étudier. Je me souviens que même en 2011 ou en 2012, de nombreux Éthiopiens étaient étonnés de savoir que je vivais en Chine. Aujourd’hui, c’est quelque chose de très répandu. »

Selon la Commission éthiopienne d’investissement, la présence chinoise au pays est en voie d’accélération, notamment dans les industries du cuir et du textile. De 2012 à 2017, 279 compagnies chinoises avaient des opérations en Éthiopie, pour une valeur de plus 572 millions de dollars.

Dans ce contexte, Line croit fermement en l’importance de populariser les langues africaines. « Il est essentiel de ne pas simplement passer par l’Occident pour connecter l’Afrique et la [Chine] », dit-elle, soulignant que de plus en plus de langues africaines sont enseignées dans les universités chinoises.« Je pense qu’une ligne de communication directe peut proflter aux deux côtés. »

Maman depuis quelques semaines à peine,Lina ne manque pas de projets d’avenir. « Je lancerai bientôt une plateforme d’apprentissage numérique inspiré de mon livre,qui mettra à disposition encore plus de contenu éducatif dans les langues éthiopiennes locales. »

Considérant la présence grandissante de la Chine sur le continent comme une tendance positive - pourvu que cela proflte aux pays concernés - elle s’efforce aussi de documenter ce processus.

Chaque année, elle publie le guide Mega-Themes in Africa-China Relations (Les grands thèmes des relations sino-africaines),qui résume les tendances les plus importantes dans le domaine. « Si vous ne connaissez pas les relations Afrique-Chine, vous devriez commencer par ce guide. Le tout a commencé dans le cadre d’un projet de consultation, mais nous avons flnalement continué par la suite. Nous en sommes maintenant à la quatrième année », dit-elle. CA