PENG SHUYI*
L’urbanisation s’engagesur une nouvelle voie
PENG SHUYI*
Depuis la réforme et l’ouverture, la Chine connaît un développement économique rapide qui a entraîné à son tour une période d’urbanisation de grande ampleur. La dernière décennie notamment a vu le rythme de construction de logements le plus élevé au monde avec une croissance annuelle des surfaces habitables dépassant 1,3 %. Conséquence, le taux d’urbanisation, c’est à dire la proportion de citoyens vivant en ville, est passé rapidement de moins de 20 % en 1979 à 52,6 % en 2012, et 56,1 % fin 2015. Une évolution rapide qui transforme la Chine, un pays autrefois principalement agraire.
Avec le recul du temps, on s’aperçoit que le développement anarchique de l’urbanisme a créé un grand nombre de problèmes. Les villes construites à toute vitesse semblent toutes sorties du même moule ; les services publics y sont insuffisamment développés. Le gouvernement a conduit une réflexion sur ces questions et avancé un nouveau concept de construction et d’urbanisme dont l’objectif est de préserver l’environnement et de promouvoir un développement durable centré sur l’homme.
L’urbanisation a été bien plus lente dans les pays occidentaux qui n’ont connu au début de leur urbanisation que des taux annuels compris entre 0,16 et 0,24 %. Dans ces pays, le taux d’urbanisation a mis des décennies, voire jusqu’à un siècle pour passer de 20 % à 40 %. Il a fallu encore plusieurs décennies pour voir ce taux atteindre 80 %. La Chine a pris un départ tardif vers la modernisation et manquait d’expérience face à l’exode rural. Le mode d’urbanisation extensif qui s’est imposé crée aujourd’hui un certain nombre de problèmes.
Le début de l’urbanisation a été dans une certaine mesure comparable à une course à la globalisation. Des grands travaux, publics et privés, de démolition et de construction ont été lancés. Grandes ou petites, les villes ont rivalisé dans l’internationalisation, négligeant leur identité géographique, leur particularisme social et culturel. La mode était de favoriser tout ce qui était étranger et moderne, au point que la plupart des rues et maisons de style traditionnel, chargées d’histoire et de culture, ont été démolies et remplacées par des avenues larges, des places monumentales et des bâtiments élevés. Des monuments de kitsch ont poussé à la vavite dans les grandes villes et les petites bourgades, depuis des copies de la Porte de Tiananmen jusqu’à des arcs de Triomphe pastiches et même des répliques de la Maison Blanche. Résultat, dans un pays aussi vaste et varié que la Chine, un grand nombre de villes se ressemblent comme des gouttes d’eau. Des villes dépourvues d’originalité et de caractère, dans un style qui n’est ni chinois ni étranger, comiques par leur éclectisme, vides de souvenirs, sans passé, sans beauté et sans âme : un regrettable gaspillage de ressources.
Dans cette première phase de l’urbanisation, la priorité absolue était la croissance du PIB. Mais on a négligé la construction d’infrastructures pourtant indispensables, comme les canalisations souterraines, les hôpitaux, les écoles, les espaces verts, les parcs ou encore les centres de traitement des ordures. Des villes parfois modernes en apparence mais non adaptées à la vie des citoyens. On entend parler quotidiennement de grandes villes, voire de mégapoles, confrontées à des pénuries d’eau potable, d’électricité, mais aussi à de graves disparités entre offre et demande dans le domaine de l’éducation, de la médecine, sans compter la pollution et les embouteillages. Les villes petites et moyennes, de leur côté, souffrent de carences dans les services publics.
Un autre point important est que l’urbanisation de la population est beaucoup plus chaotique encore que ne le laisse supposer le paysage urbain. L’excédent de main d’œuvre des campagnes a entraîné une migration des paysans vers les villes, une population qui n’a pas jusqu’ici bénéficié d’une assimilation appropriée. Les statistiques montrent quesi les villes accueillent plus de 50 % de la population du pays, le taux d’urbanisation officiel de la population est inférieur à 40 %. Autrement dit, et malgré l’augmentation du nombre de villes et de bourgs en Chine, près des deux tiers des anciens paysans sont privés du statut de citadin dans les villes où ils résident. Ils sont considérés comme « de passage » dans ces villes, des travailleurs migrants, et, limités par le système actuel d’enregistrement à l’état civil, ils ne peuvent avoir accès de plein droit aux soins médicaux et à l’éducation. Nombreux sont ceux qui doivent laisser derrière eux des enfants en bas âge qui sont scolarisés dans les campagnes. Jusqu’en 2015, on comptait dans les régions rurales chinoises plus de 60 millions d’enfants séparés de leurs parents qui travaillent en ville, ce qui cause des problèmes sociaux non négligeables. Une des causes de ce phénomène est la surpopulation dans les grandes villes, incapables d’accueillir davantage d’habitants. Au contraire, les villes petites et moyennes suivent un développement plus lent et manquent d’unebase industrielle importante qui créerait un nombre d’emplois suffisant.
La construction d’un grand nombre de quartiers ou même de villes nouvelles lors de la première phase d’urbanisation a permis d’augmenter le taux d’urbanisation théorique, mais ces villes artificielles dépourvues de tissu industriel et d’emplois restent dans une large mesure des villes dortoirs, voire des « coquilles vides ».
Le gouvernement chinois, après avoir analysé les résultats de cette première étape d’urbanisation, a formulé en 2014 le Programme d’urbanisation de type nouveau (2014-2020), qui définit une nouvelle approche urbanistique mettant l’accent sur le citoyen, intégrant les objectifs de protéger l’environnement et de promouvoir le développement durable. Pour cela, ce programme préconise la construction de villes et de bourgs d’un type nouveau, plus concentré, plus intelligent, plus écologique et moins émetteur de CO2.
L’urbanisation est désormais planifiée en fonction des besoins de la population, et par conséquent remplace l’urbanisation centrée sur le PIB et la construction de bâtiments en béton armé par une approche plus humaine. Ce nouveau type d’urbanisation coïncide avec la transformation du mode de développement socio-économique du pays. Depuis la réforme et l’ouverture, le développement de l’économie chinoise s’est construit en grande partie sur l’exportation, mais ce modèle a subi une épreuve pendant la crise économique de 2008. Depuis la fin de la crise, le gouvernement a adopté des mesures visant à stimuler la demande intérieure pour pallier au tassement prévisible des exportations. Par ailleurs, il a cherché à favoriser la modernisation de la société pour corriger dans la mesure du possible le développement extensif des dernières décennies. Ce nouveau type d’urbanisation, qui prévoit aussi un développement rapide des villes petites et moyennes, représente un moyen efficace pour entraîner la demande intérieure et donc réaliser un développement économique plus durable et mieux partagé.
Le nouveau type d’urbanisation, plus favorable au respect de l’histoire et de la culture des villes, interdit la pratique autrefois courante qui consistait à combler des lacs pour gagner du terrain constructible, d’abattre des arbres pour planter des pelouses, de démolir des édifices historiques pour construire des répliques neuves. Il œuvre à conserver l’originalité des paysages naturels et de la physionomie historique des quartiers anciens, à préserver les ensembles architecturaux aux caractéristiques locales. Il faut préserver autour des villes des espaces verts, des eaux limpides : il en va de la culture, de l’histoire et de l’âme de ces lieux. Il faut faire en sorte que l’histoire et la culture viennent alimenter le développement urbanistique. L’expérience internationale prouve que seul ce qui est national présente un intérêt mondial.
Désormais, la construction de logements devra prévoir des parcs, des espaces verts, des hôpitaux et des écoles en nombre suffisant pour agrémenter la vie des citoyens ; une attention particulière sera attachée à l’installation de réseaux souterrains et au traitement des ordures, ainsi qu’à d’autres détails invisibles mais indispensables à l’urbanisme pour éviter la reproduction des phénomènes tels que les inondations souterraines ou les villes ensevelies sous les ordures ménagères. Il importe de tenir compte des réalités chinoises : une population très nombreuse et la pénurie de ressources. Par ailleurs, la priorité est à la poursuite d’un développement écologique peu émetteur de CO2en utilisant par exemple des systèmes d’aération et d’éclairage naturels dans les bâtiments, en évitant autant que possible la climatisation de bâtiments fermés tout au long de l’année et tout ce qui contribue à la dégradation des systèmes écologiques déjà fragilisés.
Le point le plus important dans le développement économique à finalité humaine, c’est réussir l’urbanisation de la population et non simplement celle des territoires. Il faut faire des agriculteurs des citadins. Pour cela, il faut que les villes, en particulier les petites et moyennes, disposent d’un tissu économique suffisant, notamment dans le secteur tertiaire, pour créer des emplois. Il convient pour cela de soutenir le développement des PME et du secteur tertiaire, notamment les secteurs culturel et touristique, créateurs d’emplois pour les nouveaux citadins. Un processus qui est loin d’être simple. Il faut inventer, essayer et évaluer sans arrêt de nouvelles solutions.
La Chine peut s’inspirer de l’expérience étrangère. Lille, en France, est un bon exemple : cette ville a dû se reconvertir après la faillite des secteurs traditionnels du textile, de la métallurgie et des mines de charbon. On y a remis en valeur le secteur du bâtiment, le patrimoine culturel, et la culture a fini par remplacer l’industrie lourde en tant que nouveau pilier du développement urbain, sauvant une ville qui était mal en point. Lens était une zone sinistrée après la fermeture des dernières mines de charbon. Mais depuis 2012 elle accueille le Louvre-Lens, et propose au public les collections de l’un des quatre plus grands musées au monde. Avec 500 000 visiteurs par an, le Louvre de Lens apporte de nouvelles opportunités économiques à la petite ville du Nord.
Il faut noter que, au-delà de la création d’emplois, il est important aussi d’intégrer les nouveaux citadins en leur proposant le plein accès au système des services publics, comme la sécurité sociale, la santé et l’éducation obligatoire. C’est une condition sine qua non pour transformer la population des nouveaux arrivants en véritables citadins et assurer la durabilité du développement urbain.
On accorde en Chine une grande importance à l’expérience historique des pays développés, notamment de la France. C’est pourquoi la Chine a signé avec la France en 2013, un Accord de coopération sur le développement durable des villes, suivi en 2014, l’année du cinquantenaire des relations diplomatiques entre les deux pays, d’un Projet de long terme du développement des relations sino-françaises signé par les deux chefs d’État. Dans ce document, de nouveaux modes de coopération sont définis dans le domaine des villes et bourgs de type nouveau, pour faire de la création de villes et de parcs écologiques une composante importante de la coopération sino-française dans le développement durable.
On peut donc distinguer deux phases dans l’urbanisation de la Chine : une première période d’essais et d’erreurs depuis le début de la réforme et de l’ouverture, et une période d’urbanisation de type nouveau, depuis décembre 2015. Nul doute que l’urbanisation s’engage désormais sur la voie d’un développement plus raisonnable et mieux planifié.
*PENG SHUYI est chercheuse adjointe à l’Institut de recherche sur l’Europe, qui dépend de l’Académie des sciences sociales de Chine.