Par TONY ANDRÉANI
Des villageois discutent de leurs problèmes dans le bourg de Bancheng, district de Sihong, à Suqian (Jiangsu), le 23 mai 2021.
La question peut paraître étrange, puisque par définition la démocratie est le pouvoir du peuple, par opposition à celui d’une aristocratie, d’une oligarchie ou d’un despote.Néanmoins l’histoire nous montre qu’il y a eu deux traditions bien différentes, au moins depuis l’époque moderne, celle qui a été marquée par les Révolutions anglaise, américaine et française : l’une qui repose sur la séparation des pouvoirs (les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire) et l’autre qui fait prédominer le pouvoir législatif, celui des assemblées populaires, sur les deux autres, lesquels ne font qu’exécuter leurs volontés.Je crois qu’il est bon de commencer par là, si l’on veut comprendre quelque chose à la « démocratie à la chinoise ».
Les démocraties dites « libérales » ont leur manière de concevoir le pouvoir législatif : le peuple se donne des « représentants ».On a considéré pendant longtemps que le petit peuple était trop dépourvu de biens pour comprendre quelque chose à l’économie et n’était pas assez éduqué pour faire les lois, à travers de simples délégués.Puis le suffrage est devenu, après de longues luttes, universel.Mais cela n’a pas changé grand-chose.Pour être élu, il faut le plus souvent avoir de la fortune (particulièrement aux États-Unis) ou au moins un « capital social » (un réseau de relations) et un « capital culturel » (des diplômes).Il n’est que de voir aujourd’hui le très petit nombre d’élus issus des milieux populaires dans les démocraties occidentales.Quand ils étaient un peu plus nombreux, ils le devaient à des partis politiques fortement enracinés dans ces milieux, mais ces partis sont actuellement en déliquescence, parfois mal relayés par des mouvements sociaux.Dans les démocraties libérales on vote de loin en loin, sur la base d’un catalogue de promesses plus que sur celle de véritables programmes, détaillés, articulés et chiffrés, si bien qu’on y voit croître l’abstention.Quant à la séparation des pouvoirs, qui était à l’origine une manière de contrebalancer le pouvoir absolu des monarques, elle est devenue ensuite le mantra des démocraties dites « libérales », chacun des trois pouvoirs étant censé empêcher les excès des deux autres.En fait cette séparation des pouvoirs a été partout une manière de laisser le champ plus ou moins libre à l’exécutif, faute de mandats précis : ce dernier monopolise l’initiative des lois, directement ou par le biais de la majorité qui l’a porté au pouvoir et qui va les voter.En ce qui concerne l’indépendance de la justice, censée garantir son impartialité, elle a été en réalité une façon d’en faire un troisième pouvoir, disposant d’une grande latitude d’interprétation (particulièrement dans les pays anglo-saxons).
L’autre tradition politique est toute différente.Remontant à la Révolution française, plus exactement à la Première République (celle de la Convention), elle donnera l’essentiel du pouvoir au peuple, des assemblées primaires, elles-mêmes élues, envoyant des députés à une Assemblée nationale.L’exécutif ne faisait qu’exécuter ses volontés (ce fut vrai même du Comité de Salut public, qui n’avait rien d’un pouvoir séparé) et la Justice que les appliquer.Cette conception de la démocratie, inspirée de Jean-Jacques Rousseau, qui admettait une distinction des fonctions, mais récusait la séparation des pouvoirs, a été rapidement balayée, mais a ressurgi pendant la brève Commune de Paris, qui n’a pas eu le temps de devenir une organisation nationale (il y eut de nombreuses Communes en province, qui n’ont pu se fédérer).On peut, en dehors de mesures sociales et politiques qui feront leur chemin bien plus tard, relever deux de ses innovations majeures : le mandat impératif (anticipé dans la Constitution de 1793, adoptée par referendum, mais jamais appliquée) et la révocabilité des élus.Si la révolution bolchevik les a pratiquement ignorées (le pouvoir des Soviets était au reste des plus restreints), la Commune de Paris a inspiré le Parti communiste chinois depuis ses débuts et les institutions nées de la Révolution.
Dans les démocraties occidentales le citoyen se croit souverain parce qu’il élit ses représentants directement, à différents niveaux locaux, mais aussi à un niveau supérieur (dans les États fédéraux) et dans tous les cas au niveau national (le seul dans les États unifiés), voire également un Président (dans les régimes présidentiels).Mais, comme il n’a pas participé à l’élaboration des programmes, qui ne sont le plus souvent que de creuses ou vagues professions de foi, il ne sait pas exactement pour quoi il vote (il le fait souvent sur la « personnalité » supposée du candidat) et il n’exerce ensuite plus aucun contrôle, jusqu’à l’élection suivante.La démocratie chinoise, elle, est indirecte : on vote pour l’assemblée de canton ou de bourg, puis les délégués élisent les députés du district, de l’arrondissement ou de la municipalité, ces derniers élisent à leur tour des députés au niveau supérieur (provinces, régions autonomes, municipalités relevant directement de l’autorité centrale) et enfin ces derniers élisent les députés à l’Assemblée populaire nationale.
On dira que, de la sorte, les citoyens ne font qu’abandonner encore plus de pouvoir à leurs représentants.Mais la réalité est tout autre pour deux raisons.La première est qu’ils sont bien plus actifs au niveau de base que les citoyens occidentaux : ils débattent et peuvent proposer lors de la campagne électorale.Cela ne va certes pas jusqu’à un mandat impératif, qui ne peut se concevoir qu’au sommet, mais c’est au moins un mandat fortement incitatif, et qui ne se limite pas à des revendications locales.La seconde est que l’intervention des citoyens chinois ne s’arrête pas à la désignation des responsables.Les délégués doivent en effet consulter en permanence leurs mandants.C’est le sens de ce qu’on appelle en Chine la démocratie consultative et délibérative – délibérative, car l’on n’est pas seulement consulté sur des projets déjà ficelés, comme c’est le cas dans les démocraties libérales (sauf parfois à un niveau local), mais on y débat et on fait toutes sortes de propositions.Et cela se retrouve à tous les niveaux, puisque l’Assemblée populaire nationale elle-même est tenue de consulter, lors des « Deux sessions », les membres du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC), qui représentent les différents intérêts sociaux.Or c’est loin d’être une formalité, puisque cette dernière se fait l’écho de la quasitotalité des propositions, dans les domaines les plus divers, venant de ses instances inférieures (il y en aurait eu 5 000 entre la Session actuelle et la Session précédente).La démocratie consultative et délibérative connaît en Chine bien d’autres canaux (par exemple les « auditions publiques »), que je ne peux évoquer ici.
Les experts occidentaux disent que tout cela n’est qu’une façade, car toutes les mesures ont été préparées et toutes les décisions prises en amont par le seul Parti communiste chinois, et les assemblées populaires ne seraient que des chambres d’enregistrement.Selon eux l’exécutif serait encore plus puissant que dans les pays libéraux, et le régime serait donc loin d’être un régime d’assemblée, ce qui leur permet de parler d’un « régime autoritaire », et même, pour les plus hostiles, d’une « dictature ».C’est ne pas comprendre, ou vouloir comprendre grand-chose.
Des députés de l’assemblée populaire locale, des représentants de villages, des membres du Parti et des propriétaires de maisons d’hôtes dans le canton de Zhongshan, district de Tonglu (Zhejiang), le 22 février 2021
D’abord le Parti communiste chinois, qui n’est pas unique, est de loin le plus important, avec ses 95 millions de membres, et n’a pas pour autant le monopole des candidatures.S’il recueille tant d’adhérents (après un long parcours pour en devenir membre), ce ne peut pas être seulement parce que ces derniers voudraient faire carrière, tant il est exigé d’eux, notamment en matière de moralité.Il connaît certes, lui aussi, des phénomènes de corruption et de népotisme, mais une Commission de contrôle de la discipline veille, et aujourd’hui encore plus sévèrement qu’hier, à ce qu’ils restent dévoués et mènent, à l’exception de quelques hommes d’affaires, un train de vie modeste.Il a également, auprès de la population, une forte légitimité, pour avoir restauré l’État et avoir sauvé l’un des pays les plus pauvres de la misère et l’avoir ensuite très rapidement développé.Mais je voudrais insister sur un autre point : le Parti communiste chinois se veut le parti représentatif non de telle ou telle classe sociale, fût-ce le prolétariat, mais du peuple tout entier.Ce qui lui assigne une tâche difficile.Il doit faire aussi parmi ses membres une place à la bourgeoisie, économiquement très puissante dans certains secteurs, mais ce sera une place limitée.Idéalement il devrait représenter les différentes classes sociales à proportion de leur poids dans la population.Certes il n’y parvient pas, pour toutes sortes de raisons (les couches diplômées y sont surreprésentées), mais du moins il s’y essaie, alors que ce n’est pas le cas dans les principaux partis occidentaux.Enfin le Parti communiste chinois est engagé dans la voie du socialisme, ce qui n’exclut pas la diversité des opinions, manifeste pour qui connaît le pays, aussi bien dans les milieux académiques que sur les réseaux sociaux (seules celles qui y sont considérées comme erronées ou carrément hostiles sont combattues et peuvent faire l’objet d’une censure, laquelle ne s’exerce que de façon limitée, contrairement à ce que l’on en dit), mais ce qui suppose un État fort, capable de diriger une économie complexe, notamment à l’aide d’une planification fortement incitative, et également un État qui sache tenir la barre, face aux menées des États occidentaux pour déstabiliser le pays.Cela ne veut pas dire que le gouvernement impose ses volontés à l’Assemblée populaire nationale, car, en amont des Sessions annuelles très solennelles, a existé un long travail de concertation avec son Comité permanent, et les votes finaux, qui servent à élire tous les responsables gouvernementaux et à adopter les lois, ne sont pas joués d’avance.
Il n’est pas surprenant dès lors que le gouvernement chinois jouisse d’un niveau de confiance très élevé auprès de la population (de 95 %, si l’on en croit une Enquête sur les valeurs mondiales, menée par un réseau international de chercheurs, contre 33 % des citoyens américains), qu’ils se sentent aussi libres que les citoyens allemands, et même, chose surprenante et nouvelle, qu’ils soient si peu nombreux à dénoncer des phénomènes de corruption au sein des autorités étatiques (14 % contre 37 % des citoyens américains).
La démocratie à la chinoise est certes perfectible, car ce n’est pas un mouvement de longue date, et elle présente des difficultés particulières dans un pays aussi vaste et aussi divers, quoique assis sur un fort sentiment national et sur des valeurs propres.L’existence d’un vaste secteur capitaliste, bien que contrôlé, et du mode de civilisation qu’il charrie avec lui (individualisme, compétition, colossales inégalités, persuasion clandestine par la publicité), consti-tue une menace permanente sur les valeurs traditionnelles comme sur l’éthique socialiste, et nécessite une bataille culturelle de tous les instants.Les institutions politiques doivent être sans cesse corrigées et améliorées.C’est bien, à mon avis, ce que signifie le mot d’ordre de Xi Jinping de la construction d’une « démocratie populaire sur l’ensemble du processus », de la base au sommet.
Vouloir consulter, en permanence et à tous les niveaux, les citoyens, c’est faire confiance à leurs facultés d’analyse et de jugement.Je prendrai ici un petit exemple dans le contexte français : le gouvernement a créé une Commission citoyenne pour le climat, constituée de 150 citoyens tirés au sort et aidés par des experts, et les résultats ont été étonnamment positifs : 149 propositions précises et bien articulées, preuve d’une véritable intelligence collective (mais 10 % seulement seront retenues...).Le petit peuple n’est donc ignare que lorsqu’on le rend ignare.À mon sens deux autres voies restent à explorer en Chine : la révocabilité (sous des conditions bien définies) des responsables, inscrite dans la Constitution (l’Assemblée populaire nationale peut relever des membres du gouvernement de leurs fonctions), mais point mise en pratique (hormis quelques votes de défiance relative), et le referendum d’initiative citoyenne (sous des formes circonscrites à des sujets précis, comme il existe dans certains pays), servant à compenser ce que les délégations de pouvoir successives pourraient affaiblir dans l’expression des besoins et des volontés du peuple.Ce qui serait inscrit plus profondément dans la tradition politique de la démocratie populaire.